Tu devrais aspirer à écrire un truc vraiment spécial, à la fois juste pour toi et profondément universel, un truc génial qui est juste à toi, un trésor juste à toi, avec lequel tu pourrais mourir sans que personne l'ait lu, mais tu saurais que c'est un truc spécial et juste à toi. Mais étant donné que ce serait un trésor que tu chérirais, ce trésor, ce truc juste à toi, il serait aussi aux autres s'ils le découvraient. C'est ça selon moi la littérature. Tu dois créer un trésor hallucinant, que tu pourrais garder juste pour toi, mais qui, d'une façon ou d'une autre, se fraiera un chemin vers les autres. Ça peut sembler contradictoire, mais ce ne l'est pas. Et pour que ce quelque chose de spécial naisse, juste pour toi, tu dois travailler comme une maniaque, une acharnée, écrire, écrire, écrire, de tout, de rien, souvent en périphérie de ton projet, pour finalement y revenir, tu mets des efforts dans l'ombre alors que tu as pourtant l'air de vouloir construire la tour Eiffel, les œufs de Fabergé, le métro de New York ou, comme Katie Bouman, l'algorithme qui a aidé à visualiser le premier trou noir ; tu dois être une cheffe de projet extrêmement méticuleuse pour un projet absolument fantomatique dont tu es à la fois la promotrice et la détractrice ; tu dois habiter ton projet avec un tel caractère personnel qu'on dirait : pouah ! c'est n'importe quoi comme écriture ! c'est n'importe quoi ! Et cependant, ce serait nouveau, si nouveau, que ça aurait la possibilité d'établir de nouveaux standards. C'est comme ça que tu dois écrire. Avec une grande folie, dans un état d'aliénation perpétuelle, que seul l'acte créatif peut apaiser ; et alors quand tu crées, les tensions s'apaisent, de l'air circule dans ton crâne à nouveau, comme si des fenêtres s'étaient ouvertes, et tu redeviens humaine. Écrire est un grand voyage ; on est assis dans un train, une locomotive d'autrefois, attaché à notre siège, on a seulement les mains de libres pour écrire ; c'est un voyage qui fait suer, trembler, dont on ne revient pas tout à fait indemne, c'est un voyage qui salit autant qu'il nettoie, qui désespère en même temps qu'il illumine, qui blesse à proportion de sa guérison, jusqu'à ce que les forces s'équilibrent et qu'au dernier instant la mathématique karmique rende un bilan positif, qu'on soupire, et qu'on lâche le stylo. La locomotive – où tu étais seule, finalement, ou du moins entourée de grincements, de présences invisibles et de radieux paysages – arrive enfin en gare. Personne pour t'accueillir, sinon que le soleil, qui en se levant t'applaudit à sa manière. Au loin, une rumeur, un tumulte ; ce sont les gens qui ont publié, qui dans une petite agglutination indécente se congratulent entre eux ; ils tentent de se faire croire qu'ils sont exceptionnels, engraissent leur petite hallucination collective ; ils n'ont pas fait de stupéfiant voyage en train, ils n'ont pas chevauché les rails, été le cœur et l'âme d'un train spectral, comme toi ; ils ont peut-être fait quelques longueurs dans un lac, parcouru un trajet cahoteux à bicyclette, ou suspendu leurs jambes à un arbre pour avoir la tête à l'envers ; rien de ça n'est spécial, et le grand égalisateur qu'est le temps prendra soin de ranger leurs livres dans un rayon de la bibliothèque où ils pourront sagement moisir ; l'énorme livre que tu portes dans ta valise noire n'entendra peut-être pas de louanges de sitôt, mais le temps lui réservera un sort agréable. Donc Julie, je crois que tu ne devrais pas espérer publier, tu devrais seulement écrire. C'est le plus terrible et le plus beau cadeau qu'un écrivain puisse se faire.
Wow. Jamais n'ai-je eu auparavant la chance de lire un tel éloge de l'écriture, avec tant de subtilité et de poésie ! Merci pour ces mots, ce refuge de force et de courage auquel je pourrai me réfugier au cours du processus créatif ! Tu redonnes à la littérature sa puissance et son aura, autant dans tes écrits que dans ta façon généreuse d'en partager les vertus. Merci pour ces précieux encouragements, ces perles de bienveillance.
RépondreSupprimerFoule coule! Je suis content que ça trouve écho chez toi.
RépondreSupprimerMerci à toi d'accueillir ce songe et les idées qu'il contient avec tant de gentillesse et d'ouverture d'esprit ! Je trouve que Rimbaud, bien qu'il ait parlé de poésie et non d'art romanesque, a été beaucoup plus éloquent que moi dans sa lettre dite du voyant, où il écrivait sur la nécessité de devenir, entre tous, « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit », jusqu'à devenir « le suprême Savant ! » Mistral a parlé d'engagement total, sans compromissions. Céline a dit qu'il fallait mettre ses tripes sur la table. Eh, j'ai parlé de trois salauds, là ? Je ne sais pas du moins si Rimbaud en était un ; peut-être un petit voyou dans son genre, un petit voyou radieux, ayant été capable de retourner à son état primitif de fils du soleil. Je digresse, extrapole, m'égare. C'est peut-être pour ça que j'aime l'idée du train : ça force l'esprit à suivre une ligne droite, ou des sinuosités tolérables. Par ailleurs, je suis bien content si ma métaphore ferroviaire a parlé à ton cœur.
Écris, Julie, écris comme s'il n'y avait pas de lendemain ; déchire la page, non de mains et d'un intellect insatisfaits, mais avec la fougue qui défie les codes. Pour le reste, c'est de la pratique : cent fois sur le métier, remettre son ouvrage.
Mais bon. Je ne veux pas m'aventurer trop loin dans les conseils. Je ne suis qu'un débutant !