Les rois d'aubaine
Pièce en trois actes
Personnages:
Acte I
Prince Charles VII
Un devin
Un docteur de théologie
Un garde
Une jeune femme
Un jeune garçon porteur de nouvelles
D'autres gardes
Jeanne
Un accompagnateur
Acte II
Sylvie, patronne
Sarah-Jeanne, designer de renom
Alexandra, designer
Catherine, designer
Simon, nouveau couturier
Acte III
René, un enseignant de littérature, écrivain et éditeur
Louis, idem
Robert, un enseignant d'histoire
Julianne, une poétesse
Prologue
Robert, suivi de Julianne, peu après. Ceux-là mêmes que nous reverrons à l'acte 3.
Robert (entre côté jardin)
Aujourd'hui, chers élèves, je vais vous demander de réfléchir. L'histoire est une science...
Julianne (entre côté cour)
L'histoire? Réfléchir?
Robert
Tu aurais préféré quoi, qu'on présente ça sous l'angle « cours de littérature »?
Julianne
Robert, pourquoi pas? L'angle serait tout aussi valable.
Robert
Julianne, laisse-moi finir. Tu parleras après. (Pause.) Aujourd'hui, chère classe, je vais vous demander de... d'observer. Un roi, qu'est-ce qu'un roi? Les rois ont-ils disparu de la Terre, ou ont-ils changé de forme?
Julianne (rigole)
Monsieur l'historien, arrête de tourner autour du pot. Tu leur dis, c'est une pièce sur les trous du cul narcissiques, on parle pas des rois comme tels. On parle des p'tits chefs, de ce genre de monde là.
Robert
Faux. On commence par illustrer la vie des rois, ensuite on progresse vers du plus moderne. Pis c'est quoi cette idée de leur révéler tout d'un coup?
Julianne
Tu savais qu'au début de Roméo et Juliette, Willy révèle toute l'histoire d'un coup par le biais d'un poème? Bing bang, l'affaire est réglée...
Robert
Je te vois venir.
Julianne
Je suis déjà là, il me semble.
Robert
OK, ma douce Julianne, t'es venue hijacker ma présentation, parce que t'as écrit un poème pour présenter la pièce, pis tu veux nous le lire.
Julianne (sort un papier de sa poche)
Ben là, si t'insistes! Tu me gênes...
Robert
Je t'écoute. Nous t'écoutons.
Julianne
C'est un choeur. Il faudrait qu'on le lise ensemble.
(Robert s'approche. Ils lisent.)
CHŒUR
Rois d'aubaine: comme ces trucs à prix réduit,
Brillants, ils sont en fait de piètre qualité.
Ce sont des m'as-tu-vu, comme tu le déduis.
Et ils s'assemblent, ces as de la fatuité!
De l'autre côté, les princes et les princesses
- Réels -, qui évoluent, avancent dans la boue;
Leurs cœurs chantant, chantant dans leurs étaux sans cesse,
Sont méprisés des « rois » dont la salive bout.
Et cela ne veut pas dire que la nature
Ordonnance les vies humaines par les dons;
Rien de plus venteux que le talent, de moins sûr.
Être moyen dans ses dons, bien sûr! De cœur, non.
Tu verras, spectateur, que par-delà l'effroi,
Tout cœur fort et fonceur finit par être roi.
Acte I
Scène I
Prince Charles VII. Un docteur de théologie. Un devin. Un garde près d'une porte.
Forteresse royale de Chinon. Future salle de la reconnaissance de Jeanne d'Arc. C'est une grande chambre royale, la chambre du roi. Plafond courbe, très haut. Très éclairé.
Le prince est assis sur son trône, au milieu de la scène.
Charles
Je n'en peux plus d'attendre. Je dois rencontrer la petite Jeanne. (Se tourne.) Devin?
Devin
Celle-ci est normalement en route.
Charles (tapote l'extrémité de son accoudoir)
Je l'espère...
Docteur de théologie (se lève)
Oh!... Cher dauphin. Voulez-vous vraiment diluer vos derniers espoirs dans cette jeune illuminée?
(Petit rire général - sauf pour Charles le dauphin - qui s'interrompt rapidement.)
Charles
Docteur, elle parle de sauver la France. Et grâce à elle, je pourrais devenir roi.
(Aparté.)
Être roi. Est-ce vraiment mon objectif? N'est-ce pas un but qui est fat?
Docteur de théologie
Cette petite Jeanne... déjà... voyons voir si elle se rend jusqu'à nous... c'est une menteuse, une corrompue du diable!
Charles
Nous verrons, docteur, nous verrons. (Il tapote l'extrémité de son accoudoir à nouveau.) Comment prouver qu'elle dit vrai?
Docteur de théologie
Par toutes les lois du ciel, je peux déjà dire qu'elle ment.
Charles
Elle dit également tirer ses révélations du ciel. Connais-tu tout le ciel, docteur?
Gardien (se tourne vers eux)
J'ai peut-être une idée...
Docteur de théologie
Ah non, pas toi! Puanteur sur pattes! Pas toi; pas d'idée. (Il retire une botte et la lui lance.)
Devin (fait semblant de souffrir, souffle péniblement, s'avance au centre de la scène)
Une... une... une idée me vient...
Charles
Oui, devin?
Devin (avec un air bêtement énigmatique)
Il faut laisser parler le garde...
Charles
Comment t'appelles-tu, déjà, garde?
Garde
Simon.
Charles
Simon, quel nom futuriste! Et tu crois qu'un homme avec un nom pareil peut exprimer une idée?
Garde
Je crois que cette idée peut faire en sorte que cela fonctionne avec Jeanne. Et cela vous conduira à devenir roi. (En regardant le devin.) C'est l'idée dont je t'avais parlé, tu te souviens?
Devin (va dans l'autre direction, gêné)
Boaaaoaoooff...
Charles (intéressé)
Allez, je t'écoute, noble garde. Dis-moi. Tu as chatouillé mon oreille...
Garde
Il suffirait de lui tendre un piège.
Docteur de théologie (s'exclame presque en criant)
Ah! un piège! (Frotte ses mains.) Aurons-nous besoin du bourreau? Est-ce que je vais le chercher tout de suite?
Charles
Docteur, homme de Dieu, cesse d'agiter tes dents de la sorte, il y a des courants d'air.
(Ils rient, sauf pour celui visé par la blague.)
Garde
Il suffirait de lui tendre un piège. Un piège... un piège fait de ruse...
Charles (regarde à gauche et à droite, et se penche un peu vers lui)
Il n'y a pas plus rusé que moi...
(Le docteur de théologie a une expression moqueuse.)
Garde
Vous, Charles, le futur roi... Eh bien, vous vous déguisez comme un homme de la cour... Et on habille un autre homme, par exemple l'ami du bourreau (en désignant le théologien), en prince...
Charles
Je comprends que tu aimes les fines manœuvres. Mais où veux-tu en venir?
Garde
En fait, on verra si elle vous reconnaît. Si elle croit qu'un autre est le grand Charles, alors tant pis, ça veut dire que la petite n'a pas de dons...
Devin (fronce les sourcils, simule un mal de tête)
C'est... c'est une bonne idée... Ouïe... Oui... Je le vois... Ça marchera...
Charles
Donc si je récapitule. Vous trois, vous désirez tendre un piège à Jeanne. La faire souffrir. Et peut-être même l'humilier. J'ai une bien meilleure idée.
Docteur de théologie (s'approche)
Oui mon beau prince, quelle est cette idée?
Charles
Nous allons nous déguiser. Je n'aurai pas mon allure royale. Je serai habillé comme un simple homme, comme toi par exemple docteur. Et quelqu'un, ici, se fera passer pour moi.
Gardien
C'est une excellente idée!
Docteur de théologie
J'ajouterais une idée originale.
Devin (toujours avec son sombre air énigmatique, massant son front)
Je vois... Je vois... Que ça ne marchera pas.
Charles
Ah bon? Tu changes d'idée?
Devin
Si le théologien incarne votre rôle, ça ne marchera pas...
Charles
Il faudrait que tu m'incarnes?
Devin
Pourquoi pas?
Charles
À la chambre des tortures!
Docteur de théologie (prend le devin par l'avant-bras)
Mais bien sûr...
Charles
Qu'on lui arrache toute la peau du dos! Et qu'on mette du bon sel.
Gardien
Non. Vous avez besoin de lui. Dans la scène, il faudra quelqu'un à côté du faux prince, pour faire croire qu'un sujet est avec lui.
Charles
C'est embêtant. Devin? Qu'entrevois-tu, si nous optons pour ce scénario?
Devin
Un succès...
Charles
Brave homme!
Docteur en théologie
Mais voulons-nous qu'elle réussisse ou qu'elle échoue?
Gardien
Si nous réussissons, elle échoue.
Docteur en théologie
Gardien... Je finirai par croire que c'est toi qui es déguisé...
Charles
Alors, si nous nous exercions?
Devin
Est-ce que je peux incarner Jeanne?
Charles (offensé)
En quoi est-ce nécessaire?
Devin
Je suis un devin aussi habile qu'elle... plus habile qu'elle... J'aimerais me mettre dans sa peau. Juste pour comparer.
Docteur en théologie
Par jalousie! Oui! Mais ne sois pas jaloux, idiot; tu es devin, pas elle. Elle est au mieux une sorcière. Mais surtout, tu ne sembles pas comprendre l'exercice. Le but est de camoufler notre bon prince Charles. Allez, qui fait quoi?
Charles
Commençons par nous dévêtir.
Garde
Oh... C'est un peu osé... Je n'ai pas l'habitude...
Docteur en théologie
Faisons ça le plus simplement possible. Charles, vous et moi changeons de vêtements. Ça sera suffisant. Le garde conserve son rôle de garde. Et le devin fera semblant d'être l'un de mes sujets. Ça vous va?
(Charles opine de la tête. Tous deux retirent une partie de leurs habits, et se rhabillent.)
Charles (aparté)
Je me sens... Un peu... Un peu inférieur à ma nature habituelle...
Docteur en théologie
C'est parfait. Ces habits me vont très bien. Bon, je vais m'asseoir sur mon trône. (Il procède.) Toi, garde, viens me voir.
Garde
Est-ce que je viens te voir avec ma nature de garde habituelle? Ou avec ma nature de garde fictive?
Docteur en théologie
N'est-ce pas la même chose?
Garde
À peu près. (Il s'avance vers le faux prince.)
Docteur en théologie
J'ai une offre à te faire, garde.
Garde
Je vous écoute, votre altesse.
Docteur en théologie
Lorsque Jeanne arrivera, si tu peux lui voler un objet qu'elle porterait sur elle, j'en serais fort reconnaissant...
Garde
Quel objet?
Docteur en théologie
Tout objet en sa possession qui prouverait qu'elle est une sorcière.
Charles (s'avance)
Pardon... En quoi cela a-t-il un lien avec l'exercice que nous devons faire?
Docteur en théologie
Docteur en théologie, tais-toi. Je suis le prince. Tu dois te taire.
Charles
Est-ce que cela fait partie de l'exercice, ou?...
Docteur en théologie
Donc mon garde, si tu lui subtilises un objet prouvant son infâme nature, je pourrai te récompenser... Tu pourrais obtenir un métier mieux que garde...
(Le garde semble flatté.)
Charles
Ah! Vous!
(Charles quitte la scène, côté jardin.)
Scène II
Docteur en théologie. Devin. Garde.
Devin (se masse le front et les tempes vigoureusement, d'une main)
Ah!... J'entrevois... Ah! Ah!... J'entrevois grand malheur!...
Docteur en théologie
Explique-moi, mon sage devin?
Devin
Les lois de l'univers... la volonté de Dieu...
Docteur en théologie
Raconte. Déballe tes pensées.
Devin
Si le garde obtient un meilleur grade... les voix dans ma tête disent... attendez... Elles disent qu'il est important que... l'homme... l'homme qui est surnommé devin, lui aussi, monte en grade. Sinon, les lois de l'univers sont déséquilibrées. Et la volonté de Dieu n'est pas faite.
Docteur en théologie
Intéressant... Et que me donnerais-tu en échange?
Devin
Je parlerai au bourreau. Pour qu'il trouve la façon la plus originale d'éliminer Jeanne.
Garde
Mais quelque chose ne marche pas, docteur... euh... prince. Êtes-vous en train de nous promettre des choses réelles? Ou cela fait-il partie du jeu?
Docteur en théologie (comme s'il murmurait)
Moi je suis sérieux. On peut le faire.
Devin
Charles n'acceptera jamais ça.
Docteur en théologie
Mon idée est la suivante. Lorsque Jeanne arrive, elle doit identifier le vrai prince. N'est-ce pas? Si ses visions sont exactes, elle devrait le trouver, oui?
Garde
Je répondrais par l'affirmative.
Docteur en théologie
Mais Jeanne n'est pas une devineresse comme toi, devin. C'est une sorcière bonne à brûler. C'est pourquoi elle devrait se tromper.
Devin
Ah!... Je... comprends!
Docteur en théologie
Jeanne pourrait se tromper. Mais pensez-y: si sa mission est de trouver le prince, et qu'elle m'identifie moi, cela veut dire que je peux être prince...
Garde
Docteur... Vous m'épatez.
Devin
Et si jamais elle choisit Charles?
Docteur en théologie
Elle ne le fera pas.
Devin
Pourquoi cette assurance?
Docteur en théologie (il se lève, et les pointe; il a quelque chose de séducteur)
Parce que vous êtes là, mes chers amis... Vous pourriez, subtilement, à la dérobée, du coin de l'oeil, pointer vers moi... Si jamais elle part dans la mauvaise direction, vous la ramènerez sur le droit chemin...
(Le devin et le garde le regardent et admirent son caractère retors.)
Scène III
Charles. Une jeune femme. Docteur en théologie. Devin. Garde.
Charles entre, avec à son bras la jeune femme. En les voyant, le docteur en théologie demeure interdit.
Docteur en théologie
Charles...
Devin
Jea... Jeanne...
Garde
Ce qu'elle est belle! (S'avance et se prosterne à ses pieds.)
Devin (s'approche de la jeune femme pour lui toucher les cheveux)
Ta prophétie était donc vraie... Ce que tu es belle, Jeanne...
Docteur en théologie
Lâche-la. (Il s'approche lui aussi.) Bonjour, jeune Jeanne.
Jeune femme
Je ne m'appelle pas Jeanne... (Elle a un petit rire confus.)
Charles
C'est une jeune femme de la cour. Pendant que vous vous amusiez à discourir, je suis allé la chercher. Finalement, c'est une bonne idée de s'exercer avec une fausse Jeanne, pour bien nous préparer. Elle va nous permettre de nous exercer. Allez, allez, placez-vous...
(Le garde retourne vers le côté cour. Le docteur s'assoit sur le trône. Le devin reste à ses côtés. Charles se place entre le docteur et le garde, sur une autre chaise. Charles fait signe à la jeune fille de sortir, côté jardin. Ce qu'elle fait. Puis elle entre de nouveau.
La jeune femme incarne assez bien son rôle. Elle a un certain air visionnaire. Une assurance. Elle avance.)
Jeune femme
Bonjour, je suis nouvelle par ici. Vous avez un très beau château. Je suis venue rencontrer le futur roi.
Scène IV
Les mêmes. Un jeune homme mal vêtu.
Le jeune homme court et heurte accidentellement la jeune femme par-derrière.
Jeune homme (haletant)
Je suis... Je suis venu aviser le bon prince que... Jeanne la pucelle arrive... Elle est entrée dans le château, et des gardes l'escortent jusqu'à vous. Elle arrive.
Charles (fébrile)
Merci. Tu peux disposer, brave jeune homme.
(Le jeune homme quitte la scène.)
Jeune femme
Mais moi, qu'est-ce que je fais?
Charles
Tu vas à côté du docteur, ici, qui fait semblant d'être moi... Et tu tournes vers lui, comme s'il était le prince... D'accord?
(Elle procède. Charles essaie d'affecter un air de nonchalance.
Tous se regardent. Pendant un moment, on n'entend rien. Puis au loin, on entend de lourds pas dans un corridor.)
Scène V
Les mêmes. Deux gardes et un homme robuste, un peu sale, escortant Jeanne.
Ces nouveaux personnages entrent du côté jardin. Les trois nouveaux hommes restent près du côté jardin, et Jeanne se détache d'eux, lentement.
Jeanne
Bien le bonjour, merci de m'accueillir dans votre château. En nom de Dieu, moi Jeanne dite la pucelle, je suis venue rencontrer celui qui est mon beau prince.
(Elle aperçoit Charles et ne le lâche plus du regard. Elle marche un peu plus vite, va droit vers lui. Elle se met à genoux devant lui, profondément émue, et lui prend les mains.)
Ah, mon beau prince, je t'ai trouvé. Tu es comme mon Dieu dans le ciel t'avait décrit. Je suis venue te servir, je suis venue soulager la France, et je vais te faire couronner roi de toute la France.
Charles (il est très ému)
Jeanne... C'est toi... Je suis content de te voir. Jeanne, je t'ai attendue. Jeanne, je crois en toi. Tu es là, enfin.
(Le docteur en théologie et le devin observent avec une moue de dédain.)
Acte II
Scène I
Deux jeunes femmes (Alexandra et Catherine), designers de mode, dans leur vingtaine environ.
Un grand bureau à aire ouverte, aux allures industrielles.
Alexandra
On a-tu l'temps?
Catherine
Enwèye don'
(Elles s'installent à une table et font une ligne.)
Alexandra
Esti, ça fesse!
Catherine
La boss a' revient quand déjà?
Alexandra (étourdie)
Je sais pas, tout à l'heure, ou dans une heure. Bientôt. Peut-être pas.
Catherine
Heyye, on fait un égoportrait.
Alexandra
Après, il faut que je travaille à ma collection.
Catherine
Oublie ça, on va dîner au resto à place. Ça fait quelques jours déjà.
(Catherine sort son appareil, et elles font un égoportrait. Alexandra veut voir la photo.)
Alexandra
Mets pas ça sur Instagram, as-tu vu mes yeux?
Scène II
Les mêmes. Leur patronne.
La patronne
Bonjour les filles! Comment ça avance?
(Les filles n'ont pas l'air gênées du tout.)
Alexandra
Ça avance super bien. Là, on travaille sur notre créativité.
Catherine
Moi, je surveille Alexandra. D'un coup qu'elle aurait une bonne idée!
Alexandra
Ah, ta yeule, Catherine! (Elle rit.)
La patronne
J'ai deux nouvelles pour vous. (Elles deviennent attentives.) Premièrement, ça sera votre évaluation mi-annuelle bientôt. Alors, n'hésitez pas à bonifier votre portfolio. Ensuite... J'ai une grande nouvelle...
Catherine
Tu nous rends nerveuses, là!
La patronne
Vous allez avoir deux nouveaux collègues. Un couturier et une designer. Je suis particulièrement fière de mon coup.
(Catherine et Alexandra se réjouissent.)
Catherine
Comment ils s'appellent?
Alexandra
Quand est-ce qu'ils arrivent?
La patronne
D'abord, il y a Simon Rougemont. Il est nouveau dans ce domaine. Il vient d'Hochelaga. (Elle fait une pause.) Quant à elle, elle s'appelle Sarah-Jeanne Gallant. Elle vient de Moncton! C'est une vraie star designer! Elle travaillait pour une PME semblable à la nôtre au Nouveau-Brunswick, mais elle a décidé de venir s'installer à Montréal avec son chum.
Catherine
Je suis super contente. Pour vrai, je suis tellement contente.
Alexandra
Moi aussi!
La patronne
Je savais que ça vous ferait plaisir. Je compte sur vous pour bien les accueillir et les aider à s'intégrer. On se revoit au courant des prochains jours pour nos évaluations.
Scène III
Les trois mêmes.
L'ombre se fait sur scène. Elles sont cependant dans un grand cercle de lumière, pour leur évaluation.
La patronne
Merci de vous être rendues disponibles toutes les deux en même temps.
Catherine
Franchement, c'est la moindre des choses.
La patronne
D'abord, merci d'accepter cette formule d'évaluation à deux. C'est la première fois que j'essaie ça. Je fais ça pour sauver du temps, mais aussi parce que je vous vois comme une équipe.
Alexandra
Catherine et moi on s'en parlait, pis franchement, ça nous convient comme formule.
La patronne
En fait, c'est que j'ai identifié les mêmes forces chez vous. Et j'ai des annonces semblables à vous faire. Mais avant, quelques nouvelles sur la PME si vous voulez.
Catherine
Go! On t'écoute ma chère.
La patronne
Premièrement, nos résultats financiers sont assez bons. C'est un milieu instable, la mode, donc c'est difficile de prédire. Mais je dirais que je suis assez satisfaite de notre progression. Notre marque commence à se faire connaître. On est dans trois fois plus de magasins que l'an passé. Ça, c'est bon signe. Et c'est grâce à vous!
Alexandra
Trois fois plus de magasins? Wow!
La patronne
En fait, on va faire ça rapidement les filles. J'ai examiné vos portfolios. Et c'est impeccable. On voit que vous êtes travaillantes, et que vous ne perdez pas une minute.
Alexandra
Oui c'est important pour nous. (Elle renifle.)
La patronne
En fait, vous contribuez vraiment à faire prospérer ma marque. Je vous en suis reconnaissante. (Elle leur tend chacune une feuille.) C'est le détail de mon évaluation écrite, mais c'est somme toute des choses dont on a déjà discuté dans nos diverses rencontres individuelles.
Catherine
C'est notre mission de vie. On a vraiment ça à coeur.
La patronne
Donc... J'ai pensé vous proposer quelque chose.
Alexandra (plus intéressée et souriante)
Ah oui?
La patronne
J'aimerais ça que vous deveniez mes deux designers seniors.
(Elles ne peuvent réprimer un petit cri, malgré les mains à leur bouche.)
Alexandra
Notre nouvelle collègue, Sarah-Jeanne, j'imagine qu'elle aussi va être designer senior? Vu son expérience ailleurs et tout ça...
La patronne
Non, justement; vous allez être mes deux seniors, ici. Je vous reverrai pour les détails au sujet du salaire en passant. J'aimerais que vous puissiez encadrer Sarah-Jeanne au mieux, comme Simon. Bientôt, je suis sûr qu'elle sera une senior comme vous. Mais pour l'instant, elle aura besoin d'être soutenue. Moncton, c'est pas Montréal, et vice-versa.
Catherine
C'est parfait, ça me convient.
Alexandra
Moi aussi. On va lui donner de l'amour. (Elle fait un signe de coeur avec ses mains.)
(Les lumières s'éteignent.)
Scène IV
Catherine et Alexandra. Sarah-Jeanne et Simon sont aussi présents.
Les lumières se rallument.
Catherine
Mon Dieu! Sarah-Jeanne, Simon! Bienvenue!
Alexandra
Bienvenue mes amours!
Simon
Wow, quel accueil! Bonjour les filles. Vous êtes sûrement Catherine et Alexandra?
Catherine (s'approche de Simon)
J'aime ben trop ton accent d'Hochelag'.
Simon
Ben voyons, toi, je savais pas qu'on avait un accent à Hochelag'?
Sarah-Jeanne (plus timide en arrière)
Salut, les amis. Je suis contente d'être among vous autres!
Alexandra (s'approche de Sarah-Jeanne)
Mon Dieu! ÇA, c'est de l'accent! C'est du chiac?
Sarah-Jeanne
Ah, merci! Parfois je parle chiac avec mes amis, le reste du temps, je fais juste throw in kek' mots d'anglais dans mon français. Vous faites ça, vous aussi, les Québécois?
Alexandra
Ah, c'était pas un reproche, t'inquiète! Oui, on fait ça. Peut-être pas comme vous autres, mais c'est vrai, on fait ça.
Sarah-Jeanne
La patronne Sylvie est pas là?
Catherine
Malheureusement, elle a dû s'absenter.
Alexandra
Vous inquiétez pas. On est là pour votre journée d'intégration. Je vous cache pas qu'on a beaucoup de travail. Mais on va être là pour vous aider.
Catherine
Vous prendriez bien un petit café, pour qu'on discute? On va pas être trop hard sur vous aujourd'hui.
Sarah-Jeanne
J'pense que j'ai jamais dit non à un coffee!
Alexandra (elle pointe des divans)
Asseyez-vous.
(Alexandra et Catherine s'éloignent ensemble. Aparté toutes les deux.)
Alexandra
Mon Dieu, t'as entendu son accent? C'est ben bizarre.
Catherine
C'est vrai. Je suis sûre que même à Moncton, on devait pas la comprendre.
(Elles rient sans trop se faire remarquer.)
Pis t'as vu Simon? Il est ben beau.
Alexandra
Fais-toi pas trop d'attentes...
Catherine
Je sais. Il doit être hétéro. Je ne pourrai pas le traîner partout pour rendre mes amies jalouses.
(Elles retournent vers les deux nouveaux avec les cafés. Elles s'assoient avec eux.)
Catherine (croise les jambes)
Parlez-nous de vous autres. Toi d'abord Sarah-Jeanne?
Sarah-Jeanne
Ah oui... Ben...
Alexandra
Attends, j'ai une question pour toi, Simon. Désolée Sarah-Jeanne. Je veux juste éclaircir ça Simon. C'est vrai que tu viens d'Hochelag'?
Simon (fier)
Oui, c'est vrai, mais je n'ai pas toujours vécu là. J'ai emménagé là avec ma blonde.
Catherine
Sarah-Jeanne, qu'est-ce que t'allais dire?
Sarah-Jeanne
Pas grand-chose à vous dire about myself. Je viens du New-Brunswick. Je travaillais dans le monde de la mode over there. Je suis venue vivre ici avec mon chum...
Catherine
Et toi, Simon, de l'expérience dans la mode?
Simon
Aucune... Je vous avoue que je suis venu ici... comment dire, en suivant mon intuition.
Catherine
Tu as suivi ton intuition! Ça, ça me plaît!
Alexandra
C'est fascinant, je dois dire.
Sarah-Jeanne
Si vous nous montriez où on va worker?
(Ils se lèvent tous.)
Alexandra
Ben oui! Tu as raison. On est là pour ça. En fait, vos tables de travail sont ici. Là, vous avez toute notre garde-robe d'étoffes. Ici, il y a un poste informatique pour consulter les autres matériaux auxquels on a accès.
Sarah-Jeanne
Formidable! Ç'a l'air moderne!
Catherine
J'irais bien fumer une smoke. Vous venez?
Sarah-Jeanne
Une smoke! Ah, je le savais. Vous aussi, les Québécois, vous utilisez des mots d'anglais ici et là.
(Catherine la toise.)
Simon
Bonne idée, il faut que je me repose. C'est beaucoup d'émotions.
Sarah-Jeanne
Je fume pas. Ça vous dérange si je vous attends ici?
Alexandra
Ben non, pas de troub'! Fais comme chez toi.
Scène V
Sarah-Jeanne.
Sarah-Jeanne
Ils sont weird ces Montréalais. Mais ils ont l'air gentils.
(Elle se met à travailler. Elle est absorbée par son travail. Pour illustrer le temps qui passe, on voit les pages d'un gros calendrier, sur scène, être tournées. On vient également changer ses vêtements et ses accessoires.)
Scène VI
Sarah-Jeanne. Catherine. Alexandra. Simon.
Les autres rentrent. Ils sont habillés différemment. Simon a l'air plus détendu.
Simon
En tout cas! C'est les plus beaux six mois que j'ai passés dans une compagnie! Vous êtes tellement accueillantes, vous êtes comme mes soeurs.
(Catherine et Alexandra lui donnent un bec sur la joue.)
Alexandra (s'adresse à Sarah-Jeanne)
Il va falloir que tu viennes me voir.
(Sarah-Jeanne va vers elle.)
Sarah-Jeanne
Kesse kya?
Alexandra
Va falloir que tu aies l'air moins sérieuse, quand tu travailles. Des fois, t'es dans ta bulle... t'as l'air bête. Tantôt, il y avait un client potentiel. Tu ne l'as pas regardé, t'as pas souri. Qu'est-ce qui se passe avec toi?
Sarah-Jeanne
Tu l'as dit, je workais! Je suis passionnée par mon travail. J'ai pas réalisé. Et si j'étais une cliente, de voir des gens en train de travailler, ça me rassurerait beaucoup actually.
(Simon va doucement à sa table. Il met ses écouteurs, pour ne pas se mêler de leurs histoires.)
Catherine (se joint à elles)
Tu travailles, ouin. Il va falloir qu'on parle de ta dernière collection. J'ai des petites réserves là-dessus.
Sarah-Jeanne
Sylvie m'a dit qu'elle n'a jamais eu une collection qui se vendait autant.
Alexandra
On est un peu comme des artistes, tu comprends? Le design de mode, c'est plus que créer pour créer. Les ventes, oui, c'est important.
Catherine
Mais on a une marque à protéger.
Sarah-Jeanne
Je l'sais ben. Je me considère comme une artiste precisely. Je veux pas être méchante, mais ma collection est super artistique justement...
Catherine
Je pense qu'on va arrêter cette discussion ici. Ça va mener nulle part. Toi, as-tu dîné, Alexandra? On pourrait y aller. Je pourrais en profiter pour te parler de ma nouvelle collection.
Alexandra
Super, bonne idée. On y va. Hey, Sarah-Jeanne, je veux pas que tu penses qu'on surveille ton travail ou rien de même. Tu es super bonne. On apprécie ça, travailler avec toi. Je pense qu'on va juste devoir travailler sur notre communication ici.
Catherine
C'est une bonne idée, ça, Alexandra. On pourra parler d'une stratégie de communication justement. Dépêche, là, j'ai faim.
Scène VII
Sarah-Jeanne. Simon. La patronne.
En quittant la scène, les deux filles croisent la patronne, qui entre. Elles se saluent.
La patronne
Sarah-Jeanne, je voulais te voir, justement!
(Elle va s'asseoir à côté de Sarah-Jeanne.)
Sarah-Jeanne
J'ai un peu de temps avant d'aller manger.
La patronne
Je t'en avais parlé brièvement, mais là j'ai tous les chiffres en main. Écoute, tu aides la PME, c'est incroyable. Ta collection se vend de façon incroyable. Elle est super belle en plus.
Sarah-Jeanne
C'est gentil!
La patronne
Écoute, j'ai deux choses à te dire. J'aimerais ça que tu deviennes designer senior.
Sarah-Jeanne (étonnée par cette gentillesse)
Je serais plus qu'heureuse!
La patronne
Mais je vais t'avouer quelque chose. La seule chose que j'aimerais travailler avec toi, c'est au niveau du comportement. Alexandra et Catherine m'ont parlé et...
Sarah-Jeanne
Quoi, elles t'ont parlé?
La patronne
Elles m'ont dit que parfois, tu es abrupte. Tu te replies souvent sur toi-même.
Sarah-Jeanne
Ça fait six mois que je suis ici, et ça fait six mois qu'elles me mettent des bâtons dans les roues.
La patronne (elle la pointe, comme pour pointer son comportement)
Tu vois, c'est ça que je déplore. Tu es trop cash parfois.
Sarah-Jeanne
Mais c'est que c'est vrai. J'ai l'impression qu'elles me détestent.
La patronne
Je comprends, écoute. On va examiner tout ça. Pour l'instant, prends le temps d'aller manger. On aura amplement le temps d'en reparler. Moi je passais en coup de vent de toute façon, je dois m'en aller.
(Elle quitte et salue les deux qui sont là. Sarah-Jeanne s'apprête à s'en aller. Simon retire ses écouteurs, et on comprend qu'il la rejoint pour aller dîner.)
Scène VIII
La scène se vide donc. Après un moment, Alexandra et Catherine reviennent.
Alexandra
Elle est pas là.
Catherine
C'est le temps!
(Elles sortent un ciseau, et se mettent à déchirer les vêtements qui sont sur le bureau de Sarah-Jeanne. Après un moment, Catherine soulève les vêtements troués, et se met à rire. Alexandra se met à rire avec elle.)
Alexandra
T'sé, quand tu l'as pas, l'affaire, en matière de design...
Catherine (étouffe un rire)
Non, Sarah-Jeanne, elle l'a vraiment pas!
Alexandra
Mais tu sais, Catherine, je nous vois comme des espèces de bienfaitrices. Elle le mérite, selon moi. As-tu vu comme elle manipule Simon, pour qu'il soit dans son camp?
Catherine
C'est clair qu'elle a toute fait pour ça. (Silence.) Elle est gentille avec lui, elle prend le temps de l'aider. Pis des fois elle va dîner avec.
Alexandra
Simon, est-ce que tu le soudoies encore pour qu'il te raconte ce que Sarah-Jeanne lui raconte?
Catherine
Non... Il a dit qu'il trouvait pas ça « éthique »... Et qu'il l'aimait bien, Sarah-Jeanne.
Alexandra
L'aime bien, wouache, c'est ben insultant pour nous autres.
Catherine
Ben là, s'il l'aime bien, nous deux, il doit nous voir comme des déesses, je sais pas. Allô! Sarah-Jeanne, wouache en effet.
Scène IX
Alexandra et Catherine. Sarah-Jeanne et Simon reviennent.
Chacun retourne à sa place pour travailler.
Sarah-Jeanne
Quoi! C'est pas vrai! C'est qui la fucking bitch qui a fait ça!
(Alexandra et Catherine restent concentrées sur leur travail. Sarah-Jeanne se lève et va les voir.)
C'est vous autres, c'est ça?
Alexandra
Sarah-Jeanne, premièrement, calme-toi. De quoi parles-tu?
Sarah-Jeanne
De ça! (Elle montre un vêtement plein de trous.)
Catherine
Je pense que tu te surmènes, Sarah-Jeanne. Tu travailles trop. Tu fais des erreurs. Après, tu peux pas nous blâmer.
Sarah-Jeanne
Mes deux salopes, je ne sais pas ce qui m'empêche de vous puncher la face!
(Simon se lève. Il va se placer derrière son amie, pour tenter de la calmer.)
Alexandra
T'as vraiment aucune manière, Sarah... Je sais pas... Je sais pas comment tu comptes percer dans un domaine de finesse comme le nôtre avec une attitude comme ça...
Catherine
On dirait une femme des cavernes...
(Sarah-Jeanne semble prête à bondir sur elles. Simon la retient.)
Scène X
Les mêmes. La patronne.
La patronne
J'avais oublié mes clés... Qu'est-ce qui se passe ici? (Elle court en direction de Sarah pour la retenir.)
Catherine
Je ne sais pas ce qui lui arrive, je pense qu'elle fait une psychose.
Alexandra
On était en train de travailler tranquillement, elle a pété un plomb.
Simon
Ben... euh... C'est qu'elle...
(Sarah-Jeanne se calme.)
La patronne (irritée)
Tu peux m'expliquer ce que tu faisais là?
Sarah-Jeanne
Oui, elles ont troué...
La patronne
Écoute, tu sais quoi, je pense que ce n'est pas le bon moment de parler de tout ça. Aujourd'hui, je vais être obligée de te suspendre sans salaire. Rentre chez toi. Reviens demain. On en reparlera à ce moment-là.
(Déconfite, sans rien dire, elle s'en va, quittant la scène par le côté cour. La lumière s'éteint.)
Scène XI
La patronne. Sarah-Jeanne.
La patronne (souriante)
Salut Sarah. Quelles émotions, hier, n'est-ce pas?
Sarah-Jeanne
On peut dire ça.
La patronne
Viens t'asseoir. On va tirer ça au clair.
Sarah-Jeanne (s'assoit)
Écoute...
La patronne
Pour hier, oublie ça. Des frictions, ça arrive... Je voulais te dire que j'ai vu ta nouvelle collection. C'est MALADE! C'est très audacieux de trouer des vêtements dans ce genre-là. Tu l'as fait avec un grand naturel. Pis beaucoup d'audace.
Sarah-Jeanne
Ah, tu aimes ça? J'étais un peu fâchée. Je pensais recommencer.
La patronne
Non, non!... Moi, j'adore ça. Je te dirais même que ça frise le génie.
Sarah-Jeanne
Ah, ben là, je suis touchée par ce que tu dis.
La patronne
Donc je pense que c'est le bon moment d'en parler. Je t'offre un poste de designer senior. Avec augmentation de salaire et tout ça. Si tu acceptes de travailler pour moi un certain nombre d'années.
Sarah-Jeanne
Écoute... Bien sûr que ça m'intéresse! Ça dépend combien d'années cela dit.
La patronne
J'ai autre chose à t'annoncer. Tu es la première à qui je le dis. Tiens-toi bien.
Sarah-Jeanne
Je suis vraiment curieuse. Un nouvel employé?
La patronne
Non, pas encore. (Silence.) On va faire un défilé de mode. Avec de grands designers et couturiers.
Sarah-Jeanne
Awesome! Mais je pensais que c'était pas notre vocation?
La patronne
Je suis vraiment enthousiaste en voyant tous nos beaux succès. Je sais que c'est un peu marginal. Mais je pense qu'on produit des choses suffisamment de qualité pour ça. (Elle se lève.) Le défilé, c'est la semaine prochaine. On va se revoir bientôt pour que je te fasse signer les papiers pour ton nouveau titre. À ce moment-là, j'aimerais également que tu me montres les morceaux que tu vas présenter à notre défilé. Ça marche?
(Sarah-Jeanne est super contente, et se lève. Elle lui serre la main.)
Sarah-Jeanne
C'est parfait Sylvie. Tu seras pas déçue.
Scène XII
Les quatre collègues.
Ils sont affairés à leur travail. Mais Simon et Sarah-Jeanne discutent.
Sarah-Jeanne
Prêt pour le défilé, Simon?
Simon
J'y participe pas. Je vais seulement y assister.
Sarah-Jeanne
Ah!... Et t'aurais un peu de temps pour m'aider, alors?
Simon
Oui, j'adorerais ça.
Catherine
Non, on en a parlé avec Sylvie. Simon doit être disponible pour nous.
Sarah-Jeanne
Ah!... Vous étant? Catherine et Sylvie?
Catherine
Ben non; Alexandra et moi-même.
Alexandra
On travaille à quelque chose de ben spécial. Ça se pourrait qu'on ait besoin de bras supplémentaires.
Simon
Ben là franchement les filles, pas de dispute. Je vous aime de façon égale, moi! Je vais toutes vous aider s'il faut.
Sarah-Jeanne
Je savais que tu m'aiderais Simon. Heyye Simon, je t'ai-tu déjà partagé ma citation favorite de Rumi?
Simon
C'est qui ça Rumi?
Sarah-Jeanne
Un poète perse. Il a écrit: “Set your life on fire. Seek those who fan your flames”
Simon
Mon anglais est pas aussi bon qu'le tien. Kessé ça veut dire?
Sarah-Jeanne
Crisse-toi en feu. Pis r'cherche ceux qui attisent tes flammes. Comme Will Smith l'explique si bien sur YouTube, ça veut dire que y'a des caves qui vont essayer d'éteindre ton feu dans la vie, et y'en a d'autres qui vont alimenter ton feu.
Simon
Wow, c'est profond! Je suis tout à fait d'accord avec toi cela dit. Il y a des gens qui vont tout faire pour te nuire. Et d'autres qui vont t'encourager.
(Elle lui fait un clin d'oeil. Et elle a un regard de dédain pour ses deux compétitrices.)
Sarah-Jeanne
C'est comme ça que le monde marche. En fait, je te le dis en vérité Simon, le gros problème dans la vie, c'est que tout le monde essaie d'être un petit roi. Pis ils pensent que les rois, ça frappe tout ce qui bouge avec une sword. Un roi, une reine, c'est pas ça que ça fait, ça aime, pis ça aime en masse. Ça donne son amour aux autres. Kesse-tu veux? On est dans une société de narcissiques pis toute ça. Des cheap kings, comme je les appelle.
Bon! Je dois m'absenter. Il me manque something pour compléter ma série. Je reviens. Merci pour ton soutien Simon.
(Elle quitte la scène, côté cour. Simon s'approche de la table de Sarah-Jeanne, et il se met à déchirer ses vêtements. Il les barbouille encore avec un marqueur noir. Il passe quelques coups de ciseaux là-dedans.)
Simon
Sylvie m'a dit que j'avais le droit de vie ou de mort... ben elle l'a pas dit comme ça, mais je crois que c'est ça que ça voulait dire... le droit de vie ou de mort sur ses morceaux pour le défilé. Elle m'a dit qu'elle est souvent excentrique, Sarah-Jeanne, et qu'elle voulait calmer ses ardeurs. En tout cas, c'est ça que j'ai compris. (Il éclate de rire. Puis, comme si de rien n'était, il retourne travailler. Les trois ont un regard de connivence. Les lumières s'éteignent doucement.)
Scène XIII
On a légèrement modifié la configuration de la scène, pour donner l'impression qu'on se retrouve à un défilé de mode. Le centre de la scène constitue la passerelle. Parmi les spectateurs, on peut reconnaître le trio Catherine, Alexandra et Simon. De l'autre côté, on voit Sylvie. Il y a également divers spectateurs présents.
On entend la voix de Sarah-Jeanne: Elles ont détruit ce que j'avais préparé pour le fashion show. J'en peux pu. J'en peux juste pu. Elles pissent sur tout ce que je fais de bon. J'ai tout essayé. Être gentille avec elles. Les ignorer. Être cool mais un peu distante. Les imiter. Être tout à fait myself. Rien y fait... Fuck! Rien n'y fait. Fuck, fuck. Elles ont détruit mes plus beaux morceaux, puis moi too. J'en peux pu. Sylvie doit me prendre pour une grosse cave. J'ai juste envie de brailler, j'ai le motton. J'ai rien de prêt pour le crisse de fashion show. Fuck, fuck. Hostie de bitches! Je me suis fait avoir par ces cheap queens. C'est la fin. J'en peux pu. Elles auront la surprise de leur vie.
(Sarah-Jeanne apparaît sur la passerelle, derrière des femmes qui défilent.)
Sarah-Jeanne (elle hurle)
Que Dieu me voie et m'entende! (elle met le feu à elle-même et se met à avancer)
(Les rideaux sont prestement fermés.)
Voix d'un annonceur radiophonique (voix chaude, au bel accent, dans le genre émission culturelle): Permettez-moi de vous relater une catastrophe qui a eu lieu à Montréal ce week-end. Lors d'un défilé de mode, une designer de mode, du nom de Sarah-Jeanne Gallant, monte sur la passerelle où défilent les mannequins, et se met en feu, si bien qu'elle devient une torche humaine. On la croit tout d'abord suicidaire. Car elle fait cela pour protester contre les violences psychologiques infligées par ses collègues de travail. Mais ce faisant, coup de théâtre: ses deux collègues, qui l'auraient apparemment harcelée, prennent elles-mêmes feu lorsque Sarah trébuche et entre en contact avec elles. Les deux collègues en question prennent complètement feu également. Elles se retrouvent à l'hôpital, où elles meurent de leurs blessures. Sarah-Jeanne Gallant, quant à elle, portait en fait un habit permettant de se mettre en feu de façon sécuritaire. Elle n'est donc pas blessée. Elle n'était pas suicidaire non plus, mais absolument révoltée, apprend-on. Et tenez-vous bien: le plus étonnant dans cette tragédie, c'est que cela a rendu la marque pour laquelle elle travaille immensément célèbre, du jour au lendemain. Un déferlement de sympathie à son endroit s'est propagé sur les médias sociaux. La vidéo de son incendie volontaire a été vue 3 millions de fois, déjà, sur YouTube. J'ai le souffle coupé. Je ne sais pas pour vous chers collègues?
Acte III
Scène I
Une salle de Poker. On y retrouve deux écrivains, éditeurs et enseignants (René et Louis), et un professeur d'histoire (Robert)
Louis
Les gars, est-ce qu'on fait comme l'aut' fois?
René
Ha! ha! Maudit crosseur!
Robert
Ben oui, ça, pour être un maudit crosseur, c'est un maudit crosseur. Mais quelle crosse que tu veux qu'on fasse au juste?
Louis
Pour rire là. J'en ai amené. (Il dépose des manuscrits sur la table.)
Robert
Ah, c'est ça j'disais! Un crosseur, un maudit crosseur. Moi, j'mange pas de ce pain-là, les gars. (Il rit.) De toute façon, kessé vous voulez j'fasse avec ça?
(Pour sa part, René sort également des manuscrits de son sac et les dépose sur la table.)
René
J'avais trouvé ça drôle moi aussi. Mais on s'entend, c'est pour rire.
Robert
Mes deux tabarnak d'écrivains vous autres, vous avez pas d'allure!
Louis
Mais comment qu'on fait pour parier ça, si Robert veut pas jouer avec nous?
Robert
Moi je jouerai à l'argent, vous, vous échangerez vos bébelles.
René
Comme l'autre fois en fait. Chaque manuscrit vaut 50 $, c'est tout. Dans le cas d'Robert, on met du vrai argent, pis c'est toute.
Robert
Mais vous avez pas comme, hum, un petit scrupule moral pour vous empêcher de faire ça?
René
Regarde-le, lui! Être prof d'histoire, c'est pas assez pour lui. Il voudrait être prof d'éthique ast'heure (il rit).
Louis
René, il l'a dit, là, c'est juste pour rire. On prend pas ça au sérieux. Les manuscrits de ces poètes-là, OK, on se les échange comme ça. Mais de toute façon, on les aurait jetés, non?
Robert
Ben!... Si je me souviens bien, Louis, tu as dit que tu as passé des nuits entières à analyser les manuscrits que tu as gagnés, l'autre fois, pour t'inspirer pour ton nouveau recueil...
René
Là, je te reconnais, mon beau prof d'histoire! (Il se lève et lui fait un bec sur le front.) Toi pis ta mémoire!
Louis
T'inquiète, là, Robert. J'ai fait quelques petits emprunts, et encore là, c'était pas des emprunts de mots ou de phrases, juste de style. Je les ai intégrés à mon propre style, pour le faire grandir. Tout le monde fait ça.
Robert
T'es éditeur, Louis. Tu devrais faire la part des choses entre l'éditeur et l'écrivain en toi...
Louis
Bon! On continue-tu?
Robert
Mais t'sé Louis, au moins, ces poètes-là, si tu les publiais, ça serait peut-être différent... Tu admettrais, en un sens, que tu respectes leur style...
Louis
Toé mon vieux Robert, si tu continues, je vais te bluffer toute la soirée.
Robert
Tu m'esbroufes déjà tout le temps (il rit).
René
Heyye c'est correct les gars, on gardera ça pour plus tard (il range ses manuscrits). Je vois que ça rend Robert mal à l'aise. On fera ça en heads-up, OK, Louis?
(Déçu, Louis range également ses manuscrits.
Ils reprennent la partie tous les trois. Robert fait le croupier.
Louis lève ses cartes et les tient près de lui.)
Louis
La royauté, c'est quand même kekchose, vous trouvez pas?
Robert (rit)
Habile, mon Louis! Habile. Tu essaies de nous faire croire que tu as des rois ou des reines, là?
Louis
Non, non, c'est juste une question qui me vient de même. Sur les cartes à jouer, il y a plein de références à la royauté. Pourtant, c'est tellement vieux... C'était tellement absurde, les rois.
Robert
Ben c'est une trace de l'histoire, ça, justement!
René
Attendez, c'est pas juste du domaine de l'histoire. Il y a des rois sur Terre actuellement. Royaume-Uni, Espagne, Norvège, Belgique...
Louis
Oui, oui. Mais moi je parle des rois old-school. T'sé, les rois de jadis. Il s'en fait plus des rois comme ça.
René
Plus exactement j'imagine. On est quand même au 21e siècle.
Louis
Le roi qui a brûlé Jeanne d'Arc, mettons... C'est quoi son nom, Robert?
Robert
C'était Charles VII. Mais il l'a pas brûlée, Jeanne d'Arc. Ils ont collaboré tous les deux. Il l'a peut-être abandonnée à un moment... Mais il l'a pas brûlée. Ce sont les gens d'Église, qui la craignaient, qui ont contribué à ça. Et ce sont les Anglais qui ont fait le sale travail...
René
Parlant de fille qui pogne en feu... Vous remarquez rien?
Robert
Est-ce qu'y'a une fille qui se peut pu pour toi, pas loin? (Il regarde autour.)
René
Ça, ça va de soi. Je ne poserais pas la question à ce sujet-là. Non, r'gardez attentivement.
Louis
Ta chemise!
René
C'est ça, ma chemise. Vous avez vu ça, l'histoire de la designer de mode qui s'est incendiée à un défilé? J'ai acheté cette chemise-là. C'est de la marque pour laquelle elle travaille.
Robert
Je brûlais! J'étais pas loin de la vérité! C'est ben toi, encourager les filles qui sont hot!
Louis (sur le ton de la discrétion)
Houp, attention! Justement, justement... En v'là, une p'tite reine, d'ailleurs...
Scène II
Les mêmes. Une jeune femme.
Julianne
Salut. Est-ce que c'est libre? Je regarde les autres tables, et c'est plein.
René (galant, se lève pour tirer la chaise)
Mais bien sûr mademoiselle.
(Robert et Louis lui font également un petit signe de tête pour la saluer, et se disent enchantés, en ajoutant leur prénom.)
Julianne
Je suis désolée! Je ne voulais pas créer un froid comme ça. Ne vous arrêtez pas de parler pour moi... Je ne pense pas être gênante...
Louis
Ben non, c'est correct. On avait une discussion d'hommes. On va changer de sujet.
Julianne
Ah, je suis curieuse? Ça ressemble à quoi, une discussion d'hommes?
René
Discussion d'hommes, c'est vite dit. C'était une discussion très inclusive là. On parlait de littérature, d'histoire...
Robert
Ça, c'est vrai.
Julianne
Ce sont de beaux sujets. Arrêtez-vous surtout pas de parler alors! Je viens de finir mon bac en littérature, alors c'est certainement des choses qui m'intéressent!
Robert
Ah ben tu vas être choyée! Ces deux-là, ce sont des profs de littérature et des écrivains.
Julianne
Pas vrai? C'est super!
René
J'me d'mande... j'me demande si tu me dis pas quelque chose? C'est quoi ton p'tit nom?
Julianne
Julianne. Julianne Soleil.
René
Bon. J'ai dû me tromper.
Robert
Mais bon, juste avant que tu arrives, on parlait aussi des rois, entre autres.
Julianne
C'est intéressant. Excusez-moi, là, j'ai l'air d'une fouine. Qu'est-ce que vous disiez sur le sujet?
Robert
On disait que les rois ont disparu de la Terre, mais qu'il en reste encore quelques-uns. Dans quelques pays.
Julianne
Ah! C'est un sujet qui me plaît... Avez-vous remarqué, il y a aussi une nouvelle « royauté » qui s'amène à notre époque?
(Ils la regardent, intéressés.)
Les gens vaniteux. Les m'as-tu-vu, sur les réseaux sociaux par exemple.
René
Les show-off? Ça, y en a toujours eu.
Julianne
Plus que les show-off. Les gens qui s'érigent en modèles, mais qui sont pourris à l'intérieur. Et ceux qui ont une attitude dominatrice vis-à-vis des autres.
Louis
On est dans une société hiérarchique. Il y a toujours quelqu'un qui domine quelqu'un...
Julianne
C'est exactement comme au Poker, en fait. Le coq, à table, qui essaie de nous faire avaler son bluff, il a souvent un jeu de merde. Dans la société, c'est la même chose. Celui qui nous tartine son narcissisme et veut nous en mettre plein la vue avec sa haute position, c'est souvent un cave, une coquille vide. Alors que celui, à table, qui fait profil bas, qui cache son jeu... ben... c'est parce qu'il en a du bon! L'un des drames, dans la vie, c'est que les gens exceptionnels filent comme des ombres. Tandis que les ordures flamboient comme des soleils -- des soleils de pacotille.
Louis
J'aime ça! Peux-tu nous donner un exemple?
Julianne
OK, allons-y avec une situation purement hypothétique: imaginons un prince contraint de quitter son royaume, car sa femme est victime de bullying au sein de l'institution royale; ce prince et cette princesse se retrouvent donc rejetés dans le monde ordinaire, avec des difficultés monétaires. On se dit: s'ils ne sont plus dans la monarchie, c'est parce que quelque chose cloche chez eux. Et si ce qui clochait, c'était l'institution?
René
T'es brillante! Tu te chercherais pas un directeur de mémoire, toi?
Julianne
C'est gentil... Mais je ne suis pas sûre que je vais poursuivre mes études universitaires.
Louis
J'aime bien tes idées Julianne, mais celle-là était un peu hypothétique. Le prince pis toute. Tu faisais allusion à une situation moderne. Donne-moi un exemple moderne.
Julianne
Un exemple, vite comme ça? Ma patronne qui rabaisse la plupart des belles réalisations que je fais, et qui prend plaisir à me sous-payer.
René
Où travailles-tu?
Julianne
Je suis gérante adjointe dans une librairie.
Louis
Bah, c'est le rôle de patron qui exige ça. Si tu veux être heureuse dans la vie, ou pas malheureuse du moins, il va falloir que tu deviennes philosophe... c'est-à-dire que tu vas devoir développer une pensée très terre à terre.
Robert
J'ai l'impression qu'il y a une situation plus personnelle derrière tout ça. C'est possible?
Julianne (elle se concentre sur ses cartes, les fait languir)
J'ai déjà eu un prof qui était comme ça.
Robert
Ça m'intéresse. Un peu plus de détail?
Julianne
C'était un prof de littérature.
(Louis et René se regardent, l'air de se dire: ça va être du croquant.)
Je le surnommais « le roi d'aubaine »
René
Kessé ça?
Julianne
Exactement ce que je vous ai décrit tout à l'heure... C'était un vieux con, en fait. Il arrêtait pas de nous bassiner avec le fait qu'il était apparemment un génial homme de lettres supérieur... Mais franchement, ses livres, ça faisait pitié... Ses livres étaient même dans les lectures obligatoires, vous imaginez?
René
Bon, ben c'était un épais, ça. T'étais tombée sur un épais.
Julianne
Je sais! C'est ça que je me disais.
Louis
J'le trouve cocasse ton prof de littérature. Y faisait quoi d'autre? Y enseignait où? Allez, raconte à Oprah.
Julianne
Des anecdotes comme ça, j'en ai des dizaines à son sujet. Je veux pas vous lasser!
Louis
T'inquiète. J'ai aucune solidarité envers les autres profs de littérature. (Il donne une petite claque moqueuse sur la poitrine, du revers de la main, à René.) Pas vrai René?
Julianne
Ce qui me faisait le plus flipper, c'est qu'il envoyait les gens dans l'mur. On lisait nos créations, nos poèmes par exemple, en classe. Je sais que la poésie, c'est subjectif. Mais il y a des poèmes qui faisaient l'unanimité parmi les élèves. Ça envoyait un tel frisson dans la classe, ça avait pas d'allure. Et il y a d'autres poèmes qui étaient un peu ridicules, pas aboutis... Ça aussi, ça se savait, ça se voyait, ça se sentait.
René
Je pense que tu l'as dit. La poésie, son appréciation, c'est subjectif. (Il se concentre sur ses cartes.)
Julianne
Oui, je vois ce que tu veux dire. Mais quand l'opinion majoritaire est écrasante, quand même... Ce qui me faisait flipper, donc, c'est qu'il parlait aux élèves concernés en privé... Il leur disait, mettons pour un super poème qui avait ébranlé tout le monde, que « ce n'était pas tout à fait ça », que c'était une route à abandonner. Et les poèmes poches, oh là là, ceux-là, il les encensait, il disait, envoie-les à des magazines!
René
Tu pensais différemment de lui, c'est tout.
Julianne
Je dirais plutôt que c'est lui qui pensait différemment de tout le monde. Je voyais mes camarades de classe perdre l'estime qu'ils avaient d'eux-mêmes. Au début de la session, il y avait plein d'écrivains en puissance dans la classe. À la fin de la session, je retrouvais juste du monde perdu, désabusé.
Louis
C'était à l'université, j'imagine? (Elle opine de la tête.) C'est difficile l'université. C'est sûr que ça peut tuer quelques illusions. Mais c'est pour le mieux! Ça fait mûrir. Ceux qui sont prédestinés à poursuivre dans leur voie, eux, en ressortent plus forts.
Robert
T'es presque poétique, toi. Tu devrais être prof de poésie.
Julianne
Je peux vous donner un autre exemple, si vous voulez.
Louis
Je n'demande rien qu'ça!
Julianne
À l'université, il a organisé un concours de poésie. Tout le monde, sans exception, avait le droit de participer. Les gens extérieurs à l'université... Les profs... etc. Il s'est arrangé pour mettre tous ses amis sur le jury. Et ils ont couronné un autre de leurs amis.
Robert (rit)
Sur ça, je vais être d'accord avec Julianne. Les concours de poésie m'ont toujours semblé hautement suspects! C'est toute du monde qui se connaît qui participe. C'est tout l'temps genre un prof ou quelqu'un de déjà connu qui gagne. (Il rit encore.) Les dés ont l'air pipés pas à peu près.
René
C'est rien de convaincant, tout ça. Alors dis-moi, Julianne, est-ce que tu écris?
Julianne
Oui, j'écris.
Robert
Ah ben là, c'est parfait! Ces deux escrocs-là, ils sont éditeurs en plus! T'as l'embarras du choix.
René
T'as déjà pensé à publier, Julianne?
Julianne
C'est pas que j'ai pas essayé. Je sais plus combien de cartouches d'encre j'ai achetées pour mon imprimante HP chez Bureau en gros... Je suis refusée partout. Partout, partout.
René
Aïe-ya-y'aïe. Je l'sais. Ça peut être difficile. Il faut être patient, il faut être fait fort.
Julianne
Ça sert à rien, j'ai abandonné.
René
Ton affaire, là, de rois d'aubaine? Ça sonne bien. J'en ferais un titre, moi.
Julianne
Ça sert à rien, parce que, justement, les gens qui publient, souvent, ne le méritent pas. C'est eux les rois d'aubaine.
Louis
Ah, non, non, ma fille... T'es toute jeune. Trop jeune pour être aigrie. Tu devrais pas.
Julianne
Ce n'est même pas de l'aigreur; c'est la capacité d'être réaliste; à moins que la capacité d'être réaliste contienne sa petite part d'aigreur? J'ai essayé de construire quelque chose de profondément unique, en poésie. J'ai jamais vu autant de prétentieux et d'incapables qu'en poésie. Dieu du Ciel, pourquoi est-ce que j'ai choisi la poésie! Et pas le roman?
René
T'exagère pas, un peu? Et il est jamais trop tard, pour le roman.
Julianne
On a plus de chances de devenir une poétesse connue en étant une jolie fille d'Instagram qui fait du plagiat, et qui en plus trouve le moyen d'être à chier malgré son plagiat, qu'en étant une poétesse de qualité. Et j'ai pas l'IMC d'une poétesse. Selon certains, il faudrait que je perde un peu de poids. Mais bon, pas être publiée, je l'accepte.
Robert
Je l'sais c'qu'on va faire! On va faire un concours de poésie, ici même.
René
Ben non, franchement...
Louis
Moi, je m'incline devant René.
Robert
Et toi, Julianne, ça te tente? Tu pourrais affronter René, s'il n'y a que vous deux.
Julianne
Un... poetry battle?
Robert
Ben oui, ça serait drôle. Vous prenez le premier poème que vous trouvez dans votre téléphone, pis vous lisez. Le gagnant, je lui paie une consommation! Ça vous va?
René
OK... Mais avant, j'aimerais parler à Julianne. Pour qu'on s'entende sur le type de poèmes qu'on recherche. Long? Court? Quel style, plus ou moins?
(Il se lève. Elle se lève aussi, va vers lui. Il la prend par l'épaule. Aparté entre les deux.)
René
J'ai fini par te reconnaître. Qu'est-ce que tu es venue faire ici?
Julianne
Il se trouve que j'aime le Poker. Je savais pas que tu serais là.
René
J'ai bien compris que c'est de moi que tu parlais. Mais je te demanderais d'arrêter ça, s'il te plaît. Je pense qu'il y a quelques malentendus.
Julianne
J'ai déjà arrêté. Alors, longs ou courts nos poèmes?
René
Je sais pas, pas plus que vingt secondes disons.
(Fin de l'aparté. Ils retournent s'asseoir.)
Robert
Qui commence?
Julianne
Je vais laisser le privilège à mon aîné.
René
Ok, laissez-moi voir, il me semble que j'ai écrit quelque chose... Ok, voici... (Il se lève pour déclamer.)
Ma grand-mère est une cuiller
La voyez-vous?
Toc toc
La poésie est un vacarme
Et moi je crie
La ligne du temps
Me suit fidèlement
Comme une ombre
Crinière florissante
De l'abysse en folie
Je florilège ma voie lactée
Commis d'épicerie
Je suis devenu étudiant
Je suis devenu prof
Commis d'épicerie
C'était moi
Avant le poème...
Tin tin pout pout
*Il souffle*
Je vous souffle
À la face
Mes poèmes...
*Bruit de pet avec sa bouche*
Comprends-tu
La syntaxe
De ma détresse?
Louis (applaudit mollement)
René, tu t'es dépassé.
Julianne
Je n'ai jamais compris les effets sonores en poésie. Mais, félicitations!
(Robert se masse la poitrine.)
René
Ça va mon petit Bobby?
Robert
Ça va, ça va, c'est le retour de mes reflux gastriques...
Louis
Et toi, Julianne? J'ai hâte d'entendre ça.
Julianne (elle se lève; elle semble dubitative en regardant son téléphone; puis son visage s'éclaire)
Aux frontières solubles
De mon cœur:
La gaieté des oiseaux
A été entendue
La clarté des lunes
A été captée
La démangeaison
Qu'est le soleil
S'est faite fin liquide
Aux frontières solubles
De mon cœur:
Une prostituée
A lavé ses pieds
Dans la rivière de la vie
La charte des couleurs
Fut restaurée, et répandue
D'autres cœurs sont venus
Prendre des nouvelles
Aux frontières solubles
De mon cœur:
Les méchants ont
Mangé de la grêle
Un ours s'est endormi
Le visage dans son miel
Le cul de surcroît en l'air
Les visages haineux
Se sont dissous
Aux frontières solubles
De mon cœur,
J'ai redécouvert
Des propriétés expansives
De l'existence
J'ai senti que je
Dois me fondre dans
Le monde
J'ai senti les frontières
Solubles de mon cœur
Elles-mêmes...
Robert (se marre)
Ben là... ben là... René! Tu t'es fait battre à ton jeu préféré. Je suis désolé, là, mais c'est Julianne qui gagne.
René (se lève, un peu offusqué)
C'est beau, t'as gagné, Julianne. C'est moi qui vais te la payer, ta consommation!
(Il quitte la scène, côté jardin.)
Scène III
Louis. Robert. Julianne.
Louis
Vraiment, félicitations, Julianne.
Julianne
Ben là, c'était pas si bon que ça.
Louis
Bennn... Moi j'ai aimé ça! Et René aussi, et c'est pour ça qu'il est parti prendre l'air.
Robert
Je l'ai aimé aussi, ton poème, Julianne. Lâche pas, tu devrais continuer d'écrire. Et peu importe que René, lui, ait aimé ça ou pas, c'est priceless de le voir s'en aller comme ça!
Louis
Je trouvais ça divertissant, ce que tu nous racontais, tantôt, sur le prof de littérature... T'as-tu d'autres exemples? Pis Dieu du ciel, dis-nous c'est qui!
Julianne
Je vous dirai pas c'est qui. Mais j'ai une autre bonne anecdote. Une camarade de classe qui a travaillé dans sa maison d'édition, et qui voyait passer ses courriels, m'a dit qu'il était une sorte de prodige pour ne pas publier les gens dont il était jaloux.
Louis
Kesse-tu veux dire? Il aimait peut-être juste pas les livres en question.
Julianne
C'est pas ce qu'elle me disait. Parfois, il parlait de ces livres-là longtemps après. S'il sentait que, comme éditeur, il pouvait rien apprendre à l'auteur, il préférait l'envoyer paître poliment.
Louis
Disons que tu dis vrai! Il leur disait quoi?
Julianne
Il leur disait des choses vraiment vaches, du genre: « C'est une jolie tentative... », ou « C'est un bon livre, mais ce n'est pas très littéraire... »
Louis
Ça me fait tellement penser à ce que René dirait! (Il rit de bon cœur, puis s'interrompt soudainement.)
Scène IV
Louis. Robert. Julianne. René.
René (revient d'où il est venu, une boisson à la main, qu'il tend à Julianne)
Nous sommes quittes. Tu m'as abreuvé de ta poésie. Je t'abreuve du meilleur whisky.
Julianne
Merci.
Robert
Prêt pour jouer d'autres mains, René?
René
La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains! - Je n'aurai jamais ma main.
Louis
Les illuminations, de Rimbaud.
René
Une Saison en enfer.
Louis
Peu importe, attention, vous autres, je pense que vous avez éveillé le poète!
René
J'ai une question pour toi, Julianne. Ça vaut quoi, le talent, au fond?
Julianne
Qu'est-ce que tu veux dire?
René
Kessé que ça fait que William Shakespeare soit meilleur que Ben Jonson, par exemple?
Louis
T'as lu Ben Jonson, toi, mon sacrament? Tu m'en as jamais parlé.
René
J'ai pas lu Jonson, mais j'ai lu Shakespeare, ce qui prouve mon point.
Robert
C'est sûr que l'histoire est plus tendre avec l'un que l'autre.
René
Donc Julianne, qu'est-ce que tu en penses? Qu'est-ce que vaut le talent?
Julianne
Ça vaut ce que ça vaut, tu l'as dit, tu lis Shakespeare, et pas l'autre dude.
René (petit rire sec, il se sent momentanément piégé)
C'est habile. Ce que je veux dire, vraiment, c'est ceci: est-ce grave de ne pas être le meilleur? Un Ben Jonson, par exemple, même s'il n'est pas le plus populaire dans l'histoire, il peut avoir tripé sur l'écriture, avoir ressenti de grandes émotions en écrivant, avoir dédié sa vie à ça, et... il nous a laissé quelque chose! Toute littérature est un legs important.
Julianne
C'est parfait comme ça. Je n'ai jamais dit le contraire. Mais c'est sûr que la nature est vache, et ne donne pas le même talent à tout le monde.
René
Donc tu serais d'accord avec moi pour dire que le talent n'est pas important?
Julianne
Je ne dirais pas que ce n'est pas important. Mais je dirais qu'il faut regarder bien d'autres choses chez un être humain.
René
Moi, je te dis que je revendique le droit d'être moyen. Fait chier, vouloir être le meilleur dans tout. Ça s'peut pas, et c'est désagréable comme objectif. Je revendique le fait d'être moyen, au moins dans certaines choses. On est tous moyens dans quelque chose. Vive les moyens!
Julianne
M'ouais, c'est une idée... Je dirais... Être moyen de talent est parfaitement correct; être moyen de cœur ne l'est pas.
René
Oui, oui, je vois ton point, Julianne.
Julianne
Et parlant de poésie... Je dirais que dans la poésie, il y a une particularité...
Louis (qui semble avoir un regain d'intérêt)
Laquelle?
Julianne
La sensibilité. Il faut de la sensibilité, pour écrire de la poésie. Et pas juste en posséder, avoir le cran de l'épouser et de l'employer.
René
Où tu veux en venir?
Julianne
Même si quelqu'un naît avec des gènes de poète extraordinaires, disons, ça ne fait pas de lui un poète s'il n'est pas prêt à écrire avec ses couilles. Le plus grand mérite, dans la poésie, c'est de faire face à sa sensibilité, pas d'utiliser son talent. Je sais, j'ai eu l'air de juger les autres poètes, tout à l'heure. Je ne juge jamais un talent. Mais ce dont les gens font de leur sensibilité.
René
J'aime ça... J'aime ça... On est en train d'arriver à quelque chose...
Robert
Tu nous parlais de ta vision des nouveaux rois, Julianne, tantôt. Comment ça s'applique à eux?
Julianne
Les gens croient qu'être un roi, c'est une question de statut. Rien de plus faux. Tu peux avoir un haut statut et être le pire trou du cul. On n'est roi, selon moi, que par le coeur.
Louis (mal à l'aise)
Mais tu sais, la gentillesse, ça n'a pas bonne presse... On ne va pas très loin en étant gentil.
Julianne
Pas la gentillesse niaise. Tu peux être un roi bad-ass. Mais en même temps cultiver un coeur tendre. J'aime pas m'entendre parler. J'ai l'impression de sonner comme une p'tite fifille. Mais vous comprenez ce que je veux dire?
René
Bien reçu, 10-4.
(Une serveuse arrive avec des boissons pour les trois hommes.)
Robert
Non, je n'ai rien commandé, mademoiselle...
René
C'est moi qui vous paie ça! Enjoy, les gars! Le meilleur whisky pour notre p'tite dame, et de la bière pour nous autres! Vous êtes mes gagnants, vous aussi!
Louis
Écoute, plus je t'entends parler Julianne, plus ça devient d'une évidence.
Julianne
Quoi?
Louis
As-tu un livre en train de mijoter?
Julianne
Oui... Un recueil de poésie.
Louis
Et ça s'appelle? Si c'est pas indiscret?
Julianne
La flambée sonore.
Louis
C'est ça que je disais. C'est d'une évidence, Julianne. Je vais te publier.
René (se lève, écrase ses cartes sur la table)
Non, non, non, non, non, toi, mon salaud! C'est moi qui la publie!
Louis
Je l'ai trouvée en premier.
René
C'est pas correct. Elle est à moi. On a vécu de beaux moments ensemble. Crisse! On a fait un poetry battle ensemble. Ça rapproche, ça. Pas vrai, Julianne? Pis l'autre fois, je t'ai permis de faire signer un contrat à la petite Louise Martin. Elle était à moi, je te l'ai donnée.
Louis
Bon, écoute, rendus là, c'est Julianne qui va décider.
Julianne
Robert, toi, est-ce que tu as une maison d'édition?
René (se lève, va prendre Julianne par les épaules)
Tu comprends pas, notre avenir littéraire est tracé ensemble.
Robert
Bon, on prend-tu une p'tite pause?
Louis
Bonne idée.
(Louis, Robert et Julianne se lèvent. René retient Julianne. Louis et Robert quittent la scène.)
Scène V
Julianne. René.
René la tient à nouveau par les épaules. Ils regardent en direction du public. Il a comme un regard visionnaire.
René
On va la décrocher, l'étoile. Dis-moi quelle étoile. Et on va la décrocher. Tes idées, ça me plaît.
Julianne
On m'avait dit que c'était un moment spécial, trouver un éditeur, mais je ne m'attendais pas à ça.
René
Avec moi, on peut s'attendre à tout.
Julianne
J'sais pas si ça me rassure.
René
La flambée sonore, j'aime ça, ce titre! Je veux que tu m'envoies ton recueil. Je le lis dès que possible. On va le publier, ton recueil.
Julianne
C'est promis, je te l'envoie. Laisse-moi tes coordonnées.
(Il tente de l'embrasser. Elle le gifle. Elle s'enfuit, côté cour. Lui baisse la tête, un peu dépité. Mains dans les poches, il quitte lentement la scène, en passant par le côté jardin.
Les lumières sont tamisées. Quelques secondes s'écoulent.)
Voix d'un annonceur radiophonique (la même voix qu'à l'acte précédent): L'écrivain et éditeur René Loisel a encore de gros ennuis. À cause de plagiat. Mais d'abord, un rappel. Récemment, vous vous souviendrez qu'un scandale avait éclaboussé Loisel. Plusieurs de ses ex-étudiantes ont publiquement accusé l'enseignant de littérature et écrivain déchu d'avoir entretenu des relations amoureuses malsaines avec elles. Elles affirmaient avoir été manipulées et contrôlées. Loisel aurait interféré avec leur pratique d'écriture, et aurait découragé certaines d'écrire. Il aurait également fait miroiter à certaines la possibilité d'accéder aux études de deuxième ou troisième cycle avec lui, ce qui, dans la plupart des cas, ne s'est jamais concrétisé. Loisel aurait entretenu un tel nombre de relations que certains lui avaient attribué le pseudonyme de « Don Juan des lettres ». Eh bien à présent, René Loisel est accusé de plagiat. Il a été découvert que, dans ses oeuvres, il aurait très largement plagié les étudiantes dont il prétendait être amoureux. Cela a été mis en lumière lors de la parution de son tout dernier roman: « Dictateur de la prose ». Si peu de contenu, dans ce livre, serait le sien propre, qu'il a été rebaptisé le « Don Juan illettré ».
FIN
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire