samedi 7 septembre 2019

Un robot-poète ne nous fait pas peur

Mon maître était un homme qui voyait loin, très loin dans le temps.

Ses réflexions rejoignent les miennes, moi assis ici dans le présent.

Je voudrais tout faire, j'ai une multitude de champs d'intérêt, d'une part. Je sais que l'intelligence artificielle, les algorithmes et les robots changeront à tout jamais l'univers du travail, d'autre part.

Ainsi, en 1953, Boris Vian répondait à André Parinaud, qui s'inquiétait de ce qu'un robot-poète ait été inventé. Voici ce que not' visionnaire en disait.

Note : Pic de la Mirandole était un polymathe.

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Un robot-poète ne nous fait pas peur

[...]

Nous luttons contre des moulins à vian : rendez-vous compte que tôt ou tard, les robots feront des trucs que nous ne pourrons pas faire. Nous n'avons qu'une chose pour nous : négligeons tout le reste et cultivons, cultivons notre polyvalence.

Il y aura des robots poètes, d'autres cuisiniers, d'autres calculateurs, bon ; mais pour être les trois à la fois, il leur en faudra du volume !

Nous ne sommes pas parfaits, mais très adaptables. Nous pouvons faire l'amour, lire, jouer du piano, nager, et même construire des robots. Nous pouvons cogiter, donc être, et précéder l'essence.

Nous pouvons rire.

Oh, je ne le nie pas, des robots riront mieux ; mais sans doute pas les mêmes. Le monde est aux mains d'une théorie de crapules qui veulent faire de nous des travailleurs, et des travailleurs spécialisés, encore : refusons, Parinaud. Sachons tout. Sachez ce qu'il y a dans le ventre de ce robot. Soyez un spécialiste de tout. L'avenir est à Pic de la Mirandole. Mirandolez, éclaboussez ce robot poète de vos connaissances en cybernétique, expliquez-lui comment il marche et vous l'aurez tout humble à votre merci. Pour faire tout ce que vous feriez — si l'on vous avait bien élevé — il faudrait qu'il pesât des tonnes, le pauvre. Alors, laissez-le venir et d'un ton méprisant, avec un regard de haut, lancez-lui : « Va donc, eh GROS robot ! »

Pas un être sensible ne résista à ça, et un robot qui veut maigrir est un robot foutu, car il ne s'use pas, comme nous, dans la masse. Il devient faible, s'anémie, mais d'un coup : il se casse ; et s'il se répare lui-même, les crabes aussi. Un dernier conseil : ne vous tourmentez pas. Quand le monde sera plein de robots, quoi de plus facile que d'en inventer un doté, par construction, de la haine de son espèce ? Alors, tous transformés en Nérons aux mains blanches, nous jouerons de la lyre avec une ficelle et une boîte de conserve en regardant flamber à nos pieds les hangars où les robots se tordront dans les braises comme de présomptueuses fourmis, aux accents majestueux d'une chanson composée par un jongleur prodige de deux ans élevé dans les pattes d'une tigresse à l'abri du monde civilisé.

Votre serviteur dévoué : Boris Vian

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