vendredi 31 août 2012

Réfutation et léger reflux gastrique


Cher ami,
C'est avec un plaisir doux-amer que j'ai discuté avec toi au sujet de la politique autour d'un repas. Je n'ai rien contre ta personne, mais le système d'arguments que tu as employé m'a vivement titillé, plus précisément par ce que j'estime être un enchevêtrement fragile de bonnes et de moins bonnes idées.
Je n'ai aucune affection pour cette thématique, néanmoins, je suis fort entiché de rigueur et de logique.
C'est pourquoi j'aimerais réitérer mes arguments qui, à l'écrit, devraient apparaître plus clairs.
Il appert qu'il est difficile, avec la matière flasque des mots, d'avoir raison : je n'aspire pas à avoir raison, mais à exposer la logique de mon système, qui est diamétralement opposée à la tienne, croyant avoir relevé des syllogismes — j'entends au sens général — dans ton discours.
Voter ou ne pas voter ?
Que tu veuilles ou non voter, cela te regarde. Ultimement, la décision revient à chacun. Moi-même, plus jeune, je ne votais pas. Je croyais : un vote intelligent, à tout prendre, est perdu dans une mer de votes imbéciles. N'est-ce pas semblable à ton opinion ? C'est sensiblement la même chose. Néanmoins, j'étais ouvertement dépressif et défaitiste. Et j'admettais sans honte ne rien connaître à l'univers de la politique.
Or, il appert que voter change effectivement quelque chose. C'est la plus élémentaire des évidences. Qu'à tes yeux les partis aient grosso modo une même valeur, je le comprends. Mais je n'approuve pas ce raisonnement. Souvent, tout est dans les détails. Te viendrait-il à l'esprit de substituer le chiffre 2,2 au chiffre 2,3, ou encore 4,4456 à 4,4457, voire 10 à 11 ? Pourtant, ces chiffres sont si proches. Si on arrondit, ils ont la même valeur. Ne vois pas, je t'en prie, en cette analogie un sophisme. (Je reviendrai d'ailleurs à la question des analogies.) J'entends simplement souligner, par cet exemple, que des choses apparemment très similaires peuvent au fond être très différentes. Là où les mathématiques nécessitent le plus de rigueur, les aberrations numériques susproférées créeraient des cataclysmes. Ainsi, ce qui semble être « globalement aussi bien » ou « globalement la même chose » peut déboucher, dans son évolution, sur des scénarios catastrophiques pour une société.
Du reste, tu affirmais que si Hitler était au pouvoir, tu voterais, exceptionnellement, dans ce cas, — et heureusement, contre lui. Faut-il nécessairement qu'une calamité fonde sur le peuple et la société pour vouloir s'en débarrasser ? Ne peut-on pas prévoir ?
Puis, ayant établi cette base selon laquelle rien ne pouvait être changé concrètement, ayant abandonné la question pratique de voter, tu te diriges du côté purement théorique de la question.
Tu affirmais en somme : si voter ne sert absolument à rien, alors ce geste est strictement porteur d'un idéalisme. Mais pourquoi (disais-tu) se déplacer, perdre son temps, pour un tel idéalisme (ce qui, selon toi, encourage un système mauvais) ? Tu préfères te lier à un autre rêve, l'utopie d'un système meilleur. Un idéal n'en vaut-il pas un autre ?
C'est là où je ne suis pas d'accord. Tu compares un idéal, le tien, à ce qui n'est pas un idéal, mais selon moi un pur enjeu pragmatique. Je ne vote pas pour qu'un idéal se concrétise, je vote pour participer à la démocratie. Je crois qu'il est égoïste d'affirmer : mon vote doit changer quelque chose ; non, ton vote se borne à participer du concept du vote. Que celui qui obtient le plus de voix l'emporte.
On ne vote pas pour tenter de renverser, à soi seul, un système. C'est une forme de sondage, très formel. Figure-toi le problème à l'envers. Imagine une carte, avec des couleurs : celles-ci, avant le vote, te permettent de voir, en exclusivité, dans la tête des gens, qui vote pour qui. Lorsqu'il y a élection, on veut simplement lever le voile de l'obscurité sur cela. Il faut penser la population comme un ensemble, comme un organe. Cet organe, même s'il est tiraillé, même si n'est pas d'accord avec certaines parties de lui-même, au final il va s'exprimer.
Or, pourquoi cette dichotomie : ne rien pouvoir changer, ou tout vouloir changer ?
Du reste, tu soutenais que voter, c'est « encourager ce système » : erreur : parler, c'est déjà interpréter. C'est de la sémantique. Tu gorges une affirmation supposément objective d'un sens rempli d'accusations. Or, on peut très bien voter et vouloir une structure différente.
Au demeurant, tu disais que ce système doit changer. En revanche, tu n'apportais aucune solution. Ta solution était strictement théorique : « Si personne n'allait plus voter... » — des mathématiques tellement abstraites qu'elles ne pourraient jamais rejoindre les mathématiques appliquées ! Bien que je sois très idéaliste, en fait immensément idéaliste, j'aime également ce qui est concret. À défaut de te soumettre une thèse sur la théorie des structures, je te soumettrai néanmoins cette idée : une substitution trop radicale de systèmes a des conséquences néfastes ; toute évolution qui est entreprise trop rapidement est vouée au risque de contrecoups immenses, voire à la possibilité d'un échec. Imagine un homme à qui l'on ne grefferait pas un organe, mais plusieurs. Des changements doivent s'exercer lentement. Ce système dont tu rêves ne sera pas transplanté de l'imagination la plus pure au concret le plus sale, désolé. Sinon, pour être plus lumineux, je crois qu'il y suffisamment de bon sens, d'intelligence, de politiciens à tout prendre intelligents, pour que ce système évolue peu à peu.
Ensuite, la question de l'analogie. Que tu n'as pas appréhendée comme il le fallait. Je t'ai soumis une analogie où j'évoquais un choix de vie, par exemple choisir d'être itinérant, bandit ou mener une vie normale, versus voter pour un parti qui ne nous correspond pas entièrement. Mon point était le suivant : parfois, aucun choix qui s'offre à nous ne nous convient parfaitement : mais un choix peut tout de même être fait : en ce sens, je ne faisais pas de parallèle rigoureux entre le choix individuel et le choix social, ou, comme tu l'as peut-être pensé, entre le choix individuel et le choix qu'une nation peut faire. Non, tu as vu trop loin, ou alors pas assez près : le seul point que mettait en caractère gras l'analogie — car c'est précisément cela, une analogie : extraire un élément structurel d'un tout, et l'appliquer à une autre question, pour qu'il y ait saillance psychologique afin de favoriser la compréhension de façon imagée ; aucune analogie n'est parfaite, puisqu'on ne retrouve pas dans la nature des choses, et des choses de l'esprit, deux mécanismes qui soient tout à fait pareils : du moins, ces derniers seront toujours liés à d'autres détails, d'autres idées, d'autres systèmes —, c'était que lorsqu'on doit choisir entre différents éléments, tous peuvent nous rebuter, mais l'un d'eux peut s'avérer, tout de même, supérieur.
Puis, il y a l'accusation de l'argument fallacieux. Ce qu'on ne comprend pas n'est pas fallacieux pour autant. Rectification langagière : le sophisme est destiné à tromper, il n'est pas involontaire, sans quoi il n'est que faute de compréhension, paralogisme.
En conclusion par rapport à ce volet : ne vote pas si ça te conforte quant à une utopie. En revanche, tenter de démontrer « logiquement » qu'il ne faut pas voter, donc que ce raisonnement s'applique à tous, est hautement absurde.



Le Québec libre
Ce débat a été plus bref mais mérite qu'on s'y attarde.
La langue française, tu ne la sens pas menacée ? Mon argument reposait effectivement sur le fait que nous sommes cernés, ici en Amérique, par les pressions anglophones. Une foule d'indices te permettront de t'en persuader : introduction de termes anglais dans notre discours, incapacité qu'ont nombre d'universitaires à bien manier la langue, jeunes carriéristes qui s'accommodent d'un milieu de travail strictement en anglais, l'impossibilité d'être servi en français dans certains établissements montréalais, la multiplication des immigrants ne voulant pas parler notre langue. Tu penses que tout est quantifiable ? La science ne fait que courir derrière le bon sens.
Puis, tu as dit : « D'accord, supposons que la langue française dépérirait... Ce serait tout bonnement l'évolution. Elle se transformerait en autre chose. Regarde les langues, toutes, elles ont évolué » : il y a une différence entre l'évolution d'une langue, sur une très longue période de temps, et tolérer sa décrépitude précoce, son oxydation, laquelle est due à des pressions culturelles et au laxisme des gens qui nous gouvernent.
Ensuite, j'ai évoqué quelques avantages d'un Québec libre. Si tu reconnaissais qu'il y en avait certes quelques-uns, tu disais, une fois de plus défaitiste : sans être fédéraliste, je crois que le Québec peut être très bien au sein du Canada, aussi. J'observe tous les scénarios, et ils se valent...
Cette attitude du « ceci ou cela, pourquoi l'un ou l'autre ? », qui fait l'omission d'un extraordinaire éventail de détails, me happe fantastiquement. On dirait l'hébétude caractéristique des gens ayant connu un traumatisme psychologique. Il m'apparaît clair que le fondement de cette logique est l'indécision, l'absence de préférences, voire l'apathie. Ou alors, à force de trop avoir intellectualisé, les émotions, le goût de s'investir se sont endormis.
Parlant d'émotions, j'ai évoqué, pour appuyer l'idée d'un Québec libre, l'idée de la dignité. J'ai évoqué la pensée suivante : que dirais-tu du fait que ton voisin possède toutes tes clés, et doive t'ouvrir la porte lorsque tu arrives chez toi ? Oh, ce serait certes tolérable, — surtout pour toi, puisque tu sembles avoir l'esprit à la tolérance, étant donné que tu embrasses une vaste perspective de possibles.
Il est fondamental d'admettre que si nous possédons, en tant qu'êtres humains, une identité individuelle, nous possédons également une identité sociale. Si cette identité est troublée, divisée, salie, il va de soi qu'il faut y remédier. Soit dit en passant, voici un extrait de la chanson de Boucher :
Même si mon voisin
Rentre sans sonner
J'aimerais ça garder
Toutes mes clés chez nous

Finalement, j'ai évoqué le fait qu'il y a mille bonnes raisons de faire l'indépendance. Des raisons économiques, culturelles, etc. Comme nous ne pouvions pas en discuter en long et en large — je ne suis pas un expert de la question —, d'un haussement d'épaules, tu as conclu à l'invalidité de mon propos. Et tu as réitéré cette misérable idée : « Ceci vaut bien cela. »
Du reste, voici ce que j'estime fallacieux — mais qui n'est sans doute que paralogisme — : ne pas vouloir investiguer un tantinet, assumer qu'une chose n'est pas car tu ne la connais pas. C'est comme si tu contestais l'efficacité de la médecine, car moi, qui ai une haute estime de cette branche de la science, et qui tente de te communiquer mon engouement à ce sujet, je ne suis pas médecin et ne peux pas te parler de cette profession abondamment. Voici un exemple plus simple encore : c'est comme si je te disais « je t'assure, le dictionnaire est bourré de mots, va voir », et que tu me répondais : « pas envie »
Il y aurait mille avantages à être libres. En voici plusieurs.
Cela dit, ne t'en fais pas, je n'ai rien contre toi individuellement. Je suis apte à faire la distinction entre la dimension humaine d'une personne et des théories avec lesquelles je suis en désaccord. Je crois que tu es un chic type, une très bonne personne, qui possède un esprit riche. Seulement, je suis obnubilé par la théorie, de même que par la défense de mes idées. Qui plus est, je trouve les débats oraux horriblement imprécis — c'est pour moi comme si l'on traçait des théorèmes mathématiques dans le vide, avec des craies d'air ; bref, qu'est-ce qu'on en retiendrait ? Comment pourrait-on comparer ? — et c'est pourquoi je privilégie la voie de l'écriture.