Cher
ami,
C'est
avec un plaisir doux-amer que j'ai discuté avec toi au sujet de la
politique autour d'un repas. Je n'ai rien contre ta personne, mais le
système d'arguments que tu as employé m'a vivement titillé, plus
précisément par ce que j'estime être un enchevêtrement fragile de
bonnes et de moins bonnes idées.
Je
n'ai aucune affection pour cette thématique, néanmoins, je suis
fort entiché de rigueur et de logique.
C'est
pourquoi j'aimerais réitérer mes arguments qui, à l'écrit,
devraient apparaître plus clairs.
Il
appert qu'il est difficile, avec la matière flasque des mots,
d'avoir raison : je n'aspire pas à avoir raison, mais à exposer la
logique de mon système, qui est diamétralement opposée à la
tienne, croyant avoir relevé des syllogismes — j'entends au sens
général — dans ton discours.
Voter
ou ne pas voter ?
Que
tu veuilles ou non voter, cela te regarde. Ultimement, la décision
revient à chacun. Moi-même, plus jeune, je ne votais pas. Je
croyais : un vote intelligent, à tout prendre, est perdu dans une
mer de votes imbéciles. N'est-ce pas semblable à ton opinion ?
C'est sensiblement la même chose. Néanmoins, j'étais ouvertement
dépressif et défaitiste. Et j'admettais sans honte ne rien
connaître à l'univers de la politique.
Or,
il appert que voter change effectivement quelque chose. C'est la plus
élémentaire des évidences. Qu'à tes yeux les partis aient grosso
modo une même valeur, je le comprends. Mais je n'approuve pas ce
raisonnement. Souvent, tout est dans les détails. Te viendrait-il à
l'esprit de substituer le chiffre 2,2 au chiffre 2,3, ou encore
4,4456 à 4,4457, voire 10 à 11 ? Pourtant, ces chiffres sont si
proches. Si on arrondit, ils ont la même valeur. Ne vois pas, je
t'en prie, en cette analogie
un
sophisme. (Je reviendrai d'ailleurs à la question des analogies.)
J'entends simplement souligner, par cet exemple, que des choses
apparemment très similaires peuvent au fond être très différentes.
Là où les mathématiques nécessitent le plus de rigueur, les
aberrations numériques susproférées créeraient des cataclysmes.
Ainsi, ce qui semble être « globalement aussi bien » ou «
globalement la même chose » peut déboucher, dans son évolution,
sur des scénarios catastrophiques pour une société.
Du
reste, tu affirmais que si Hitler était au pouvoir, tu voterais,
exceptionnellement, dans ce cas, — et heureusement, contre lui.
Faut-il nécessairement qu'une calamité fonde sur le peuple et la
société pour vouloir s'en débarrasser ? Ne peut-on pas prévoir ?
Puis,
ayant établi cette base selon laquelle rien ne pouvait être changé
concrètement, ayant abandonné la question pratique de voter, tu te
diriges du côté purement théorique de la question.
Tu
affirmais en somme : si voter ne sert absolument à rien, alors ce
geste est strictement porteur d'un idéalisme. Mais pourquoi
(disais-tu) se déplacer, perdre son temps, pour un tel idéalisme
(ce qui, selon toi, encourage un système mauvais) ? Tu préfères te
lier à un autre rêve, l'utopie d'un système meilleur. Un idéal
n'en vaut-il pas un autre ?
C'est
là où je ne suis pas d'accord. Tu compares un idéal, le tien, à
ce qui n'est pas un idéal, mais selon moi un pur enjeu pragmatique.
Je ne vote pas pour qu'un idéal se concrétise, je vote pour
participer à la démocratie. Je crois qu'il est égoïste d'affirmer
: mon vote doit
changer
quelque chose ; non, ton vote se borne à participer du concept du
vote. Que celui qui obtient le plus de voix l'emporte.
On
ne vote pas pour tenter de renverser, à soi seul, un système. C'est
une forme de sondage, très formel. Figure-toi le problème à
l'envers. Imagine une carte, avec des couleurs : celles-ci, avant le
vote, te permettent de voir, en exclusivité, dans la tête des gens,
qui vote pour qui. Lorsqu'il y a élection, on veut simplement lever
le voile de l'obscurité sur cela. Il faut penser la population comme
un ensemble, comme un organe. Cet organe, même s'il est tiraillé,
même si n'est pas d'accord avec certaines parties de lui-même, au
final il va s'exprimer.
Or,
pourquoi cette dichotomie : ne rien pouvoir changer, ou tout vouloir
changer ?
Du
reste, tu soutenais que voter, c'est « encourager ce système » :
erreur : parler, c'est déjà interpréter. C'est de la sémantique.
Tu gorges une affirmation supposément objective d'un sens rempli
d'accusations. Or, on peut très bien voter et vouloir une structure
différente.
Au
demeurant, tu disais que ce système doit changer. En revanche, tu
n'apportais aucune solution. Ta solution était strictement théorique
: « Si personne n'allait plus voter... » — des mathématiques
tellement abstraites qu'elles ne pourraient jamais rejoindre les
mathématiques appliquées ! Bien que je sois très idéaliste, en
fait immensément idéaliste, j'aime également ce qui est concret. À
défaut de te soumettre une thèse sur la théorie des structures, je
te soumettrai néanmoins cette idée : une substitution trop radicale
de systèmes a des conséquences néfastes ; toute évolution qui est
entreprise trop rapidement est vouée au risque de contrecoups
immenses, voire à la possibilité d'un échec. Imagine un homme à
qui l'on ne grefferait pas un organe, mais plusieurs. Des changements
doivent s'exercer lentement. Ce système dont tu rêves ne sera pas
transplanté de l'imagination la plus pure au concret le plus sale,
désolé. Sinon, pour être plus lumineux, je crois qu'il y
suffisamment de bon sens, d'intelligence, de politiciens à tout
prendre intelligents, pour que ce système évolue peu à peu.
Ensuite,
la question de l'analogie. Que tu n'as pas appréhendée comme il le
fallait. Je t'ai soumis une analogie où j'évoquais un choix de vie,
par exemple choisir d'être itinérant, bandit ou mener une vie
normale, versus voter pour un parti qui ne nous correspond pas
entièrement. Mon point était le suivant : parfois, aucun choix qui
s'offre à nous ne nous convient parfaitement : mais un choix peut
tout de même être fait : en ce sens, je ne faisais pas de parallèle
rigoureux entre le choix individuel et le choix social, ou, comme tu
l'as peut-être pensé, entre le choix individuel et le choix qu'une
nation peut faire. Non, tu as vu trop loin, ou alors pas assez près
: le seul point que mettait en caractère gras l'analogie — car
c'est précisément cela, une analogie : extraire un élément
structurel d'un tout, et l'appliquer à une autre question, pour
qu'il y ait saillance psychologique afin de favoriser la
compréhension de façon imagée ; aucune analogie n'est parfaite,
puisqu'on ne retrouve pas dans la nature des choses, et des choses de
l'esprit, deux mécanismes qui soient tout à fait pareils : du
moins, ces derniers seront toujours liés à d'autres détails,
d'autres idées, d'autres systèmes —, c'était que lorsqu'on doit
choisir entre différents éléments, tous peuvent nous rebuter, mais
l'un d'eux peut s'avérer, tout de même, supérieur.
Puis,
il y a l'accusation de l'argument fallacieux. Ce qu'on ne comprend
pas n'est pas fallacieux pour autant. Rectification langagière : le
sophisme est destiné à tromper, il n'est pas involontaire, sans
quoi il n'est que faute de compréhension, paralogisme.
En
conclusion par rapport à ce volet : ne vote pas si ça te conforte
quant à une utopie. En revanche, tenter de démontrer « logiquement
» qu'il ne faut pas voter, donc que ce raisonnement
s'applique à tous, est hautement absurde.
Le
Québec libre
Ce
débat a été plus bref mais mérite qu'on s'y attarde.
La
langue française, tu ne la sens pas menacée ? Mon argument reposait
effectivement sur le fait que nous sommes cernés, ici en Amérique,
par les pressions anglophones. Une foule d'indices te permettront de
t'en persuader : introduction de termes anglais dans notre discours,
incapacité qu'ont nombre d'universitaires à bien manier la langue,
jeunes carriéristes qui s'accommodent d'un milieu de travail
strictement en anglais, l'impossibilité d'être servi en français
dans certains établissements montréalais, la multiplication des
immigrants ne voulant pas parler notre langue. Tu penses que tout est
quantifiable ? La science ne fait que courir derrière le bon sens.
Puis,
tu as dit : « D'accord, supposons que la langue française
dépérirait... Ce serait tout bonnement l'évolution. Elle se
transformerait en autre chose. Regarde les langues, toutes, elles ont
évolué » : il y a une différence entre l'évolution d'une langue,
sur une très longue période de temps, et tolérer sa décrépitude
précoce, son oxydation, laquelle est due à des pressions
culturelles et au laxisme des gens qui nous gouvernent.
Ensuite,
j'ai évoqué quelques avantages d'un Québec libre. Si tu
reconnaissais qu'il y en avait certes quelques-uns, tu disais, une
fois de plus défaitiste : sans être fédéraliste, je crois que le
Québec peut être très bien au sein du Canada, aussi. J'observe
tous les scénarios, et ils se valent...
Cette
attitude du « ceci ou cela, pourquoi l'un ou l'autre ? », qui fait
l'omission d'un extraordinaire éventail de détails, me happe
fantastiquement. On dirait l'hébétude caractéristique des gens
ayant connu un traumatisme psychologique. Il m'apparaît clair que le
fondement de cette logique est l'indécision, l'absence de
préférences, voire l'apathie. Ou alors, à force de trop avoir
intellectualisé, les émotions, le goût de s'investir se sont
endormis.
Parlant
d'émotions, j'ai évoqué, pour appuyer l'idée d'un Québec libre,
l'idée de la dignité. J'ai évoqué la pensée suivante : que
dirais-tu du fait que ton voisin possède toutes tes clés, et doive
t'ouvrir la porte lorsque tu arrives chez toi ? Oh, ce serait certes
tolérable, — surtout pour toi, puisque tu sembles avoir l'esprit à
la tolérance, étant donné que tu embrasses une vaste perspective
de possibles.
Il
est fondamental d'admettre que si nous possédons, en tant qu'êtres
humains, une identité individuelle, nous possédons également une
identité sociale. Si cette identité est troublée, divisée, salie,
il va de soi qu'il faut y remédier. Soit dit en passant, voici un
extrait de la chanson de Boucher :
Même
si mon voisin
Rentre sans sonner
J'aimerais ça garder
Toutes
mes clés chez nous
Finalement,
j'ai évoqué le fait qu'il y a mille bonnes raisons de faire
l'indépendance. Des raisons économiques, culturelles, etc. Comme
nous ne pouvions pas en discuter en long et en large — je ne suis
pas un expert de la question —, d'un haussement d'épaules, tu as
conclu à l'invalidité de mon propos. Et tu as réitéré cette
misérable idée : « Ceci vaut bien cela. »
Du
reste, voici ce que j'estime fallacieux — mais qui n'est sans doute
que paralogisme — : ne pas vouloir investiguer un tantinet, assumer
qu'une chose n'est
pas car
tu ne la connais pas. C'est comme si tu contestais l'efficacité de
la médecine, car moi, qui ai une haute estime de cette branche de la
science, et qui tente de te communiquer mon engouement à ce sujet,
je ne suis pas médecin et ne peux pas te parler de cette profession
abondamment. Voici un exemple plus simple encore : c'est comme si je
te disais « je t'assure, le dictionnaire est bourré de mots, va
voir », et que tu me répondais : « pas envie »
Il y
aurait mille avantages à être libres. En voici plusieurs.
Cela
dit, ne t'en fais pas, je n'ai rien contre toi individuellement. Je
suis apte à faire la distinction entre la dimension humaine d'une
personne et des théories avec lesquelles je suis en désaccord. Je
crois que tu es un chic type, une très bonne personne, qui possède
un esprit riche. Seulement, je suis obnubilé par la théorie, de
même que par la défense de mes idées. Qui plus est, je trouve les
débats oraux horriblement imprécis — c'est pour moi comme
si l'on traçait des théorèmes mathématiques dans le vide, avec
des craies d'air ; bref, qu'est-ce qu'on en retiendrait ? Comment
pourrait-on comparer ? — et c'est pourquoi je privilégie la voie
de l'écriture.