dimanche 5 mars 2023

La mort d'Anna

Image générée au moyen de l'intelligence artificielle DALL-E 2

Je ne sais pas si l'on fait une chronique avec ça. Vieillesse et mort sont, sans qu'on ait besoin de vérifier pour s'en convaincre, dans un même champ lexical.

Je ne sais pas si l'on fait une chronique avec ça, et pourtant oui, j'ai décidé que oui.

Me suis demandé, parfois, à quoi servaient les chroniques. Bah, me dira-t-on, ça dépend d'abord du genre de chronique. Je ne parle pas des chroniqueurs spécialisés, dont la pertinence prend source dans la spécialité. Un chroniqueur financier t'apprend des choses financières ; un chroniqueur littéraire te fait découvrir des livres ; et cetera.

On dirait que je m'égare. Je ne vous parlais pas d'une morte? Oui, une minute.

Je parle plutôt des chroniqueurs qui commentent les événements de la société, ceux qui sont des généralistes. Je me suis demandé : a-t-on vraiment besoin de lire l'opinion de ces gens-là ? Leurs petites tranches de vie ? Est-ce une forme de vanité littéraire supplémentaire ?

Il y a l'évidente nécessité de commenter la société ; mais il y a, surtout, le fait d'observer la vie d'un angle humain, c'est-à-dire avec humanité.

Une personne qui était pleine d'humanité, c'était...

Anna. Ma propriétaire. Elle est décédée au vénérable âge de quatre-vingt-cinq ans. On parle rarement des prouesses des femmes de cet âge-là, des héroïnes de l'ordinaire. Des géantes dans l'ombre. Alors voici pour toi, Anna.

Il y a de nombreuses années, je rêvais d'habiter dans mon quartier actuel. Avant ça, mon logement sur Papineau était un minable studio, que j'avais baptisé l'alvéole, où je suffoquais. Je voulais autre chose. Kijiji m'a guidé vers cette petite annonce si humble qu'elle ne comportait qu'une ou deux lignes de texte, et aucune photo. J'ai tenté ma chance. C'était un vieux. Le vieux était le bouledogue d'Anna. Un chum un peu contrôlant.

On m'a demandé de visiter la journée même, et je l'ai eu, le logement. Lorsqu'Anna me faisait visiter, elle parlait du logement comme de mon futur logement. Elle m'aimait bien.

Elle habitait en haut de chez nous. Je n'ai pas connu ma grand-mère paternelle ; quant à ma grand-mère maternelle, elle est décédée lorsque j'étais très jeune. Bien sûr, on ne remplace pas ses grands-mères. Une seule photo suffit à émouvoir. Un seul souvenir d'angélique bonne femme qui, en pleine nuit, nous demande si l'on a besoin de quelque chose, si l'on a besoin de boire un verre d'eau, ancre dans notre mémoire le souvenir de vénérable grand-mère.

N'empêche, Anna était un peu comme une gentille grand-maman. Quand elle faisait du dessert, elle appelait quelques personnes dans l'immeuble pour nous en offrir. Il lui arrivait d'inviter des gens de l'immeuble à manger chez elle. Elle a eu une vie active (presque) jusqu'à la fin, et cette vie active la reliait aux autres.

Nous le lui rendions bien. Il nous arrivait de l'assister dans ses courses. De l'aider à reprogrammer son système de télévision Bell lorsqu'elle avait fait de hardies manipulations avec sa télécommande. Je l'ai déjà aidée à trouver des locataires. J'ai même déjà rédigé une lettre à saveur légale pour l'aider à chasser un locataire problématique.

D'ailleurs, j'étais épaté par sa capacité à gérer un immeuble résidentiel de huit unités à son âge. Je l'ai vue, main de fer déchirant son gant de velours, faire la leçon autoritairement au mauvais locataire susmentionné. Remettre à sa place un p'tit cul en âge d'être woke, quand on a quatre-vingts ans passés, faut l'faire.

Au travers d'instants comme celui-là, on remarquait son immense lucidité. Son intelligence.

Un jour, on se mit à bûcher à ma porte. J'écris bûcher à, et non bûcher sur, comme dans : cogner à ma porte. J'ouvre. Voici une petite femme dans la cinquantaine, voire plus. L'air supérieur, elle me déclare être la fille d'Anna. Elle veut mon code WiFi. Sa mère, en haut, n'a pas Internet, et ça gêne la visiteuse. Elle exige donc d'avoir les codes de mon accès Internet... Je feins alors une inaptitude technologique aiguë, déclarant qu'une autre personne, présentement absente, est la seule à connaître les secrets des arcanes d'Internet.

Fâchée, elle part. Elle revient un peu plus tard avec la même requête, les sourcils toujours ridiculement froncés. Je lui sers les mêmes arguments de candeur technologique.

La fille d'Anna, donc. L'anecdote en dit long sur le personnage. J'ajouterai que, des années plus tard, Anna m'a confié (comme elle l'a révélé à d'autres gens dans le bloc) que sa fille lui a déjà volé son testament. Sans commentaires. Sinon que : le portrait est entièrement brossé pour sa fille.

Quand on regarde l'être humain, on se demande pourquoi l'humanité est si mal distribuée.

Ici, je souhaite rendre hommage à cette grande dame qui a été ma propriétaire. Ici, je souhaite souligner le fait que les familles biologiques ne possèdent pas toujours, dans le secret de leurs gènes, les ingrédients magiques qui rendent les relations merveilleuses. Parfois, la famille est ailleurs.

J'ai écrit cette chronique tandis que j'étais au café. J'en étais à mi-chemin, dans ma rédaction, lorsque j'ai dû quitter l'endroit. Lorsque j'ai retrouvé ma blonde, elle m'a dit : mon père m'a rappelé que c'est la fête des grands-mères en Belgique, il aimerait qu'on fasse une petite vidéo de loulou et qu'on l'achemine à mamie.

Voilà qui tombe bien ! Beau hasard ! me dis-je, étant donné ce que je suis en train d'écrire. D'autant plus que ma propriétaire avait du sang belge.

Bon voyage, ou bonne promenade plutôt (il semblerait que l'univers est vaste) Anna ! Ta famille de locataires t'a grandement appréciée.

2 commentaires:

  1. Quel splendide hommage! Comme elle semblait être une Grande Dame! Une inspiration pour le bien-vieillir. C'est chouette, ces femmes belges qui peuplent ta vie!

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