Plus jeune, tout jeune, j'ai déjà pensé ne pas aimer lire. Curieux réflexe intellectuel, pour un garçon à la tête emplie de mots et de fantaisies, invariablement chouchou de ses profs de français depuis la tendre enfance. Curieux réflexe chez un garçon qui conjuguait, en deuxième ou troisième année, ses verbes mieux que les autres élèves, au point où sa prof lui dit une fois : tu as raison, ça s'écrit comme ça, mais n'en parle pas aux autres, ça les mélangerait.
Aujourd'hui, j'ai honte d'avoir eu cette pensée. Du moins, elle m'intrigue : je me suis interrogé, je me suis demandé sur quel socle expérientiel elle reposait alors.
Enfant, je n'étais pas très stimulé par la lecture. Je dois cependant avouer que je me cantonnais dans les BD, que j'adorais ; le rire et la couleur n'ont pas d'âge, n'est-ce pas ? Les livres qu'on nous proposait, eux, ces livres dans la petite bibliothèque de l'école, n'étaient pas de mon goût, en général. Aussi, je trouvais décidément embêtant qu'il y ait des livres « pour les enfants » et de « vrais livres », pour les adultes ; d'ailleurs, où étaient-ils ? Pas dans ces rayons-là, en tout cas. Pourquoi les enfants avaient-ils droit à une nourriture mentale de deuxième ordre ?
Il aurait vraiment fallu qu'on m'emmène à la bibliothèque publique ! J'aurais probablement figé devant pareil édifice (culturel), mais cela m'aurait permis un plus grand épanouissement que la biblio de l'école primaire. Timoré sans doute, trop couvé peut-être, j'ai souvent craint de franchir le cercle des milieux où j'évoluais, et je pourrais écrire : où j'évolue.
À huit ans environ, je vis Le Petit Prince sur une étagère dans la chambre de ma mère. Ce livre piquait fortement ma curiosité, précisément car il me semblait destiné aux adultes. Je demandai donc à ma mère si c'était le cas. Le malentendu qui s'ensuivit est à la fois sublime et malheureux. Elle me confirma qu'il s'agissait d'un livre destiné aux adultes. Mais, se voulant sans doute rassurante, elle me dit qu'il s'agissait également d'un livre pour enfants. Alors je n'en voulais pas. Un autre livre pour enfants, pouah !
L'adolescence, ensuite. Terre aux chemins divers. Dans un sentier, je lisais des auteurs comiques ou complexes. Dans un autre chemin, je lisais les quelques livres imposés au secondaire (des merdes, des châtiments, des grisailles enfermées dans des prismes à bases rectangulaires). Dans une troisième avenue, je me tapais les soliloques d'un homme de mon entourage, qui était alors un snob méchant, sur la culture. Dans ce dernier cas, l'obsession pour la culture qui était plus près du paraître qu'autre chose me dégoûtait, si bien que je souhaitais demeurer ignare : un cerveau imaginatif, me disais-je, peut produire de belles choses.
Je suis donc sorti de l'adolescence avec une passion pour certains auteurs, et une tolérance zéro pour la pédanterie et les lectures obligées.
Jeune adulte, j'avais encore le réflexe de croire que je n'aimais pas lire ; en fait, je tentais désespérément de trouver des écrivains qui faisaient fondre mon cœur ; des magiciens ; des gens capables de peindre sur la page. J'ai le cerveau visuel. Mon cortex visuel aime être chatouillé. Je sais qu'un auteur m'emmerde si je ne vois que ses phrases, s'il ne parvient pas à dessiner son propos dans ma tête.
Je me braquais donc devant quantité de livres que j'estimais nuls ; et je visitais les moindres recoins des univers littéraires des écrivains qui me fascinaient. Mais je trouvais que ces écrivains étaient cruellement trop peu nombreux. Je me donnais donc pour mission, en quelque sorte, d'enrichir mon panthéon personnel d'auteurs. Et cela s'est fait ; petit à petit...
Tout cela s'est fait de façon très organique. J'ai certes un peu systématisé, dans les dernières années, le processus en rédigeant deux immenses listes de lecture. Mais mes coups de cœur primant sur ma pensée séquentielle, je continue de tisser des liens comme certains champignons fabriquent des réseaux mycorhiziens. À la racine, la fine racine, la prime racine de la culture qu'on développe, on doit trouver la passion. Pour n'importe quel livre. Pour n'importe quel auteur ! La passion, elle peut avoir été dans le regard de quelqu'un, qui nous a fait une proposition culturelle... Il faut que ce soit un frisson, un truc brut. Si l'on a ça, on a tout... Et on se met à lire... On lit Rimbaud, tiens. Dans un livre sur Rimbaud, dans l'avant-propos, on voit apparaître le nom de Baudelaire par exemple. C'est comme si, chez un ami, on entendait le nom d'une autre personne, qu'on nous décrit comme magnifique. Et on voit les connexions se faire. Les noms d'auteurs et de livres qu'on croise, presque par hasard, deviennent comme de brûlants hyperliens qu'il nous tarde de découvrir ! On lit que Victor Hugo a écrit que Rimbaud était le « Shakespeare enfant », et Hugo monte encore dans notre estime et nous intrigue. On constate que Baudelaire a traduit Poe et cela nous donne envie de lire Poe ! On lit McComber (flash d'une entrevue avec lui) qui parle de Céline et ça nous donne le goût de lire Céline et on lit Céline et après l'avoir lu on relit Bukowski et on réalise que ce dernier en parle. On tombe sur une vidéo de Jack Kerouac qui disait que Céline était son maître et ensuite on lit J.D. Salinger, sans raison particulière, because les États-Unis peut-être. Qui est cet Édouard Glissant qui préface si formidablement Miron et comment lire le poète des Caraïbes ? Et l'amour initial est resté et le frisson voyage sur la toile d'araignée et lire des bouquins est une chose formidable.
Aujourd'hui, j'ai trop de livres sur ma table de chevet (espace réservé aux lectures actuelles, prochaines ou « urgentes »). Si bien que j'ai commencé à les empiler, également, sur mon meuble d'entrée. Je suis encore un lecteur bien lent, et le serai sans doute toujours, parce que j'entrecoupe mes lectures de rêveries et de pensées, mais je chéris les livres. Un graphomane est presque nécessairement papivore. Ah ! Et dire qu'on a failli dégoûter ce jeune garçon de la culture et qu'on a failli le détourner du chemin de magnifiques livres !
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