La
psychologie relève-t-elle davantage de la science ou des arts? Poser la
question, c’est peut-être subodorer la réponse, ou du moins pressentir la
tension entre les deux pôles où nous voudrions fixer la psychologie comme
discipline et corps de connaissances.
Pour répondre à une question, il
faut bien en définir les termes.
Qu’est-ce
que la science? Est-ce un état d’esprit, une volonté de rigueur? Est-ce quelque
chose d’appuyé sur des concepts philosophiques? Est-ce un ensemble de méthodes
sûres et immuables? Fait-on de la science de la même façon dans toutes ses
branches? Ces questions rhétoriques, découlant de la question initiale de ce
paragraphe, au sujet de la science, ne cherchent pas ici de réponse, et n’ont
pas la prétention de la cerner clairement. Ces questions veulent mettre en
lumière le fait que la science, telle que normalement entendue, est un édifice
dont on pourrait contester la structure et le fonctionnement. En d’autres
termes, avant de se demander si la psychologie est une science, il faut
s’intéresser aux fondations. Il faudra donc s’approcher d’une certaine forme de
définition. Une fois la science mieux définie, il sera possible d’envisager une
réponse en ce qui a trait à la psychologie. Ceci nous ramène donc à notre question
préalable: qu’est-ce que la science? Nous y reviendrons.
L’autre
partie de notre question d’origine (celle de ce texte), s’intéresse donc aux
arts, à ce qui serait en opposition à la science. Ici, les arts sont entendus
au sens d’acte culturel, ayant entre autres le langage comme vecteur. Il s’agit
plus d’une précision que d’une définition. Par ailleurs, pour être juste, on
pourrait l’envisager comme définition. Cette dernière étant plus large, et pour
ainsi dire flexible, que celle de la science que d’aucuns voudraient stricte,
nous ne la remettrons pas en cause. Toutefois, nous explorerons quand même ce
qui concerne les arts, un peu plus loin. Nous décomposerons également la notion
d’arts pour retenir ce qui est le plus utile, dans le domaine de la
psychologie.
Nous
pourrions peut-être identifier une troisième composante (tacite) à notre
question première, nous invitant à une manière de clivage. Arts ou science? Pourrait-on parler d’arts et de science? Est-il possible de
classer la psychologie sur un spectre? Puisque la psychologie se subdivise, aux
yeux de certains, en plusieurs sciences, devrait-on classer certaines de ses
disciplines à différents endroits du spectre? Tantôt du côté des arts, tantôt
du côté de la science, parfois à mi-chemin? Ce rapport entre arts et science
sera exploré un peu plus tard dans ce texte.
Pour
simplifier notre questionnement premier, j’estimerais que la psychologie, aussi
hétéroclite qu’elle puisse paraître, constitue bel et bien une discipline. C’est la science du comportement. Plusieurs moyens
sont possibles et souhaitables pour en arriver à cette fin. La physique, par
exemple, a besoin de mathématiciens autant que d’ingénieurs capables de
concevoir des accélérateurs de particules. La biologie a besoin de chimistes,
d’experts en physiologie, d’experts du terrain. Dans le même ordre d’idées, la
psychologie a besoin d’analystes, de béhavioristes, de biologistes, etc.
Peut-être un jour se fractionnera-t-elle vraiment en plusieurs psychologies.
Mais pour l’instant, pour les raisons évoquées (ou du moins en admettant mes
analogies avec d’autres disciplines comme valables), je pense qu’il est
raisonnable d’estimer qu’il y a une
psychologie, aux multiples reflets.
Ainsi,
je réponds à notre question initiale. Je retracerai ensuite le fil de mon
raisonnement en m’attardant aux définitions de la science et des arts, de même
qu’à la pertinence d’un clivage entre les deux.
La psychologie est une science, qui est fortement teintée par son approche
culturelle.
Pour des scientifiques œuvrant dans
des domaines dont on ne contesterait pas le statut de science, la psychologie
pourrait sembler être une science mineure, voire pas du tout scientifique. Il
est question d’une bataille culturelle et idéologique, en quelque sorte. Il est
important que la psychologie s’affranchisse d’une définition qui la diminue. La
psychologie est et doit être une science puisqu’elle
s’intéresse aux comportements humains et, plus intéressant encore, à l’activité
mentale qui les accompagne ou les précède. Cette activité mentale, lapalissade,
est souvent endommagée ou dysfonctionnelle, en ce qui a trait aux sujets
d’intérêt pour la discipline. Il serait dangereux et immoral de manquer de
rigueur quant à l’analyse du comportement et par rapport à l’acte thérapeutique.
Un psychologue, à tout prendre, doit être aussi minutieux qu’un dentiste ou un
chimiste.
Par ailleurs, d’entrée de jeu, il
avait été question de définir la science. D’un point de vue populaire,
peut-être est-elle synonyme d’un gage de certitude. De l’identification d’un
savoir parfaitement circonscrit. Il serait important d’apporter un fort bémol à
cette conception ou cette aspiration. Selon Hergenhahn et Henley (2014)1, qui décortiquent la pensée
et l’approche de Thomas Kuhn, celui-ci proposait le concept de paradigmes
scientifiques qui se succèdent, et il estimait que la science comporte sa part
de subjectivité et d’émotions. (Lucides, nous admettrions tous ce second point.
Dans les faits, ce n’est pas le cas, et la science a encore une espèce de
rigidité.)
Dans
la mesure où un paradigme est une sorte de «point de vue» (regroupant opinions,
techniques d’étude, langage propre à ce paradigme, etc.), on peut en déduire
que l’objet d’étude scientifique concerné n’est jamais parfaitement cerné. Même
si la connaissance de ce qui est étudié dans ce champ s’affine sans cesse, la
vision demeure incomplète. Or, comment pourrait-on reprocher à la psychologie
d’être une science qui ne répond pas à toutes les questions lui étant associées,
et d’être subjective, si c’est le destin de toutes les formes d’activité
scientifique?
En
effet, aucune science n’atteindra jamais la perfection. L’astronome ne verra
probablement jamais la plus lointaine étoile ; aux physiciens échapperont des
règles de l’univers ; l’océanographe ne sait pas comment cela est au fin fond
des mers. La thérapie ne permettra sans doute jamais d’aller jusqu’aux confins
d’un esprit humain. Par contre, il ne faudrait pas tirer argument de cette
incomplétude annoncée pour se satisfaire dans l’imprécision. Il faut viser le
plus précisément possible, même si l’on n’atteint jamais complètement la cible.
Les
arts n’ont pas pour fonction d’être absolument précis, réglés au quart de tour.
Pris dans leur ensemble, ils n’ont pas non plus un objectif bien défini. À
l’inverse, des connaissances très précises en neuropsychologie peuvent
permettre de diagnostiquer tel trouble. La psychologie
cognitive-comportementale permet de corriger un comportement ciblé. Les arts,
que je rebaptiserais pour le contexte actuel la créativité, la culture, et le dialogue, forment une espèce de
nuage nécessaire qui enveloppe l’activité scientifique, à proprement parler, en
psychologie. (Il est peut-être difficile de définir «les arts» au sens
large: toutefois, je pense que la triade que j’évoque serait une piste de
définition en ce qui a trait aux arts, relativement à la psychologie.) Du
reste, on ne peut pas déshumaniser la psychologie, quand il est précisément
question de la compréhension et du bien-être de l’humain. Sans humanité, la
psychologie se résumerait grossièrement à une liste de symptômes
psychopathologiques, à une neuropsychologie qui ne prend pas l’être humain dans
son ensemble (avec son milieu et sa psyché), à une succession d’expériences
comme celle avec le petit Albert.
Il
est important d’avoir une culture, quand on est un scientifique dans le domaine
de la psychologie: des connaissances historiques et peut-être même
philosophiques s’avèrent utiles, voire essentielles, quand l’arbre de notre
science a des racines si importantes dans ces régions intellectuelles. La
créativité est un moteur essentiel en science (et dans la vie en général).
Rétrospectivement, la science fait souvent comme si tout allait de soi, en
considérant ses acquis, ses connaissances. Toutefois, à l’origine d’une
découverte, il y a souvent eu un chercheur passionné, la fulgurance des intuitions.
L’aptitude au dialogue est aussi très importante, en psychologie. Naturellement,
si l’on est un chimiste ou un physicien, et qu’on ne sait pas expliquer ses
idées, à d’autres la vulgarisation. Mais le chercheur en psychologie doit
posséder une aptitude interpersonnelle, il doit savoir exprimer ses idées.
C’est essentiel pour les patients en laboratoire et en clinique. Il ne faut ni
altérer les études par la suggestibilité de la parole ni manquer d’aptitudes
pour la conversation vis-à-vis de l’individu avec lequel une relation de
confiance doit être nouée. Aussi faut-il habilement inciter le patient à
converser, si cela ne se fait pas naturellement au départ.
Pour
amalgamer l’idée de la fulgurante intuition dont je parlais plus haut, et de
l’importance de la parole en psychologie, pensons à Sigmund Freud. Selon
Hergenhahn et Henley (2014), qui synthétisent le parcours de Freud dans leur
ouvrage, après avoir expérimenté pendant un certain temps des méthodes sans
succès, comme l’hypnose, ce dernier «[incitait] simplement [le patient] à
parler librement au sujet de quoi que ce soit qui lui venait à l’esprit. C’est
ainsi que la méthode de l’association libre prit naissance.2 » La découverte de cette
technique relativement simple, quoique majeure, n’aurait pas été possible sans
la passion et l’intuition de Freud. Cela montre également l’importance de
l’expression verbale en psychologie, ce qui relève davantage «des arts».
On
ne se moque pas, du reste, du temps que certains biologistes passent sur des
bateaux à explorer la faune des mers, pas plus qu’on tourne en ridicule les
physiciens qui creusent des tunnels sous terre pour construire leurs
accélérateurs de particules. Toute science s’accompagne d’une certaine forme de
culture, ou, à tout le moins, d’usages et de méthodes. La psychologie nécessite
ainsi la créativité, la culture et le dialogue, entre autres. En ce sens, pour
résumer ce point, les arts lui sont intrinsèques.
J’en
reviens à la question du clivage entre art et science. Initialement, je voulais
situer la psychologie quelque part à mi-chemin entre les arts et la science.
Quoi de plus normal, considérant que la vie n’est pas binaire, et considérant
que les arts soient si essentiels à la psychologie? Les choses évoluent
fréquemment sur un spectre. Cela dit, je classe la psychologie dans la case science afin, ironiquement, de la
défendre de son jugement dichotomique. Les psychologues seraient peut-être à
l’aise avec une affirmation comme celle-ci (pour illustrer): 50% science, 50% art. Toutefois, cette
souplesse de la pensée risquerait de ne pas satisfaire aux exigences absolues
de la science, c’est-à-dire la science à l’extérieur de la psychologie, ou
plutôt, la Science avec une majuscule, celle qui englobe toutes les sciences.
Il appert qu’un certain esprit de discrimination règne dans la science. On crie
rapidement à la pseudoscience, par exemple. Aussi, une pensée dogmatique, ne
supportant pas la différence, peut s’immiscer dans la science, cet édifice qui
se berne lui-même parfois quant à sa rationalité. Si ce n’était pas le cas pour
ces éléments susmentionnés, pourquoi la question centrale qui nous occupe se
poserait-elle? Bref, pour défendre la psychologie du jugement binaire de la
Science, il faut insister sur le fait qu’elle est une science, à part entière.
Il
faut selon moi s’approprier cette idée avec fierté (ou un sentiment
relativement analogue, permettant une saine promotion de la psychologie), et
refuser de considérer la psychologie comme une sous-discipline scientifique, ou
un champ d’activité en marge d’autres activités (physique, chimie, biologie,
etc.) qui, jouissant de la bénédiction de notre époque, seraient jugées plus «sérieuses».
Au
demeurant, pour résumer à partir d’un point précédemment mentionné, si l’on
considère que chaque science a sa culture, on ne peut pas considérer qu’une
seule discipline, isolée, est un amalgame de quelque science et d’éléments
culturels. Considérons ainsi que la culture qui enveloppe une science lui donne
une couleur, tout simplement. On ne peut certainement pas utiliser la richesse
d’une discipline pour rabaisser celle-ci.
La
psychologie est donc une science à part entière, dont l’histoire, la difficulté
des objectifs et la pluralité des besoins techniques et intellectuels, entre
autres, forment une culture singulière, qui lui est intrinsèque.
[1] [2] Hergenhahn, B. R., Henley, T. B.
(2014). Traduction de la 7e édition de :
An Introduction to the History of Psychology. États-Unis : Wadsworth,
Cengage.
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